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M. E. Henan, de l*Institut, Académie française et Académie des in- scriptions el belles-letlres.
M. Bartiiélemy-Saint Hilaire, de Tlnstitut, Académie des sciences morales el politiques. Assistants. / ^- Chevreul, de rinslitul. Académie des sciences.
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M. J. Bertrand, de Tlnstitut, Académie française, secrétaire perpé- tuel de rAcadéniie des sciences.
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inscriptions et belles-lettres. M. Gaston Boissier, de Tlnstitul, Académie française. 4 1 M. B. Hauréau, de Tlnstilut, Académie des inscriptions et belles-
' lettres , secrétaire du bureau,
M. DARESTE,de rinstitut. Académie des sciences morales et politiques. M. G. Perrot, de Flnslitut, Académie des inscriptions et belles-lettres. M. Gaston Paris, de Tlnstitut, Académie des inscriptions et helles-
lettres. M. Bertiielot, de l'Institut, Académie des sciences. M. Jules Girard, de l'Institut, Académie des inscriptions e! belles- I lettres.
1 M...
JOURNAL
DES SAVANTS.
ANNEE 1886.
PARIS.
IMPRIMERIE NATIONALE.
H DCCC LXXXYI.
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JOURNAL
DES SAVANTS
JANVIER 1886.
ArchjEOLOGICAL Suryey ofIndia, Inspection archéologique de l'Inde, par le major général Alexander Cunningham, volumes VI à XIV, m-8^ Calcutta, 1878 à 1882.
DEDXièMB ARTICLE ^
Les neuf volumes nouveaux sont dus en partie à M. Cunningham lui- même, en partie à MM. Carlieyle et Beglar, ses collaborateurs. Cest ainsi que les VI* et XH* volumes sont remplis par les rapports de M. Carl- ieyle sur le Râdjapoutana , en 1 87 i-i 872 ; sur le Doab et Kapilavastou , en 1874-1876. M. Beglar a fourni trois volumes, le VIP, le VIII* et le XIII*, de 1871 à 1876, sur le Bundelkund et le Malva, sur les provinces centrales , sur le Bengale et les provinces Sud-E^t. M. Cunningham a composé les quatre volumes restants, qui sont surtout consacrés à con- firmer, par un second et définitif examen « les résultats obtenus par les personnes qui l'aident de leurs lumières et de leur dévouement. Dans ce but de vérification, il a parcouru, de 1878 à 1879, les provinces cen- trales et gangétiques et le Pandjab, oui! a retrouvé la fameuse plaine du Kourou-Kshélra, témoin de la bataille entre les Kouravas et les Panda- vas, qui, selon la légende, ne dura pas moins de 18 jours, et qui, avec tout ce qui la prépare, est le sujet du Mahâbhârata, fépopée aux 300,000 vers^. Paiïbis, ce sont les collaborateurs de M. Cunningham
^ Voir, pour le premier article, le donnée après celle de tous les chants pré- cahier de décembre , p. 697. cédents de Mahâbhârata , Joan des Sav. , * Voir Tanalyse que nous en avons 1879, cahier d'avril, p. 23a etsuiv.
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qui étudient, dans une seconde exploration, les lieux déjà étudiés par lui, pour essayer de faire encore quelques découvertes qui complètent les précédentes.
En 1871-1872, M. Carlley le visitait le Râdjapoutana , qui avait été visité en i864-i865 par Je chef de rinspection archéologique. Il sarrê- tait plus particulièrement à Bairât, ville non loin d'Agra à l'ouest, et il avait la bonne fortune d y trouver deux inscriptions jusque-là inconnues, qui reproduisaient des édits d'Açoka. Bairât est la Virâta du Mahâbhâ- rata ^ Elle avait été fondée, dit-on, par Virâta, lils de Véna ; et c*est là que les Pandous, exilés par la jalousie de leurs cousins, s'étaient retirés, en attendant le jour de la vengeance. Ils y avaient séjourné pendant une partie de la retraite de treize ans qui leur avait été imposée. Ils en étaient partis pour organiser leur retour à main armée, et pour disputer l'empire à leurs persécuteurs. Quelque lointains que soient ces souvenirs, ils ont laissé des vestiges dans Tésprit des populations; et, sur les lieux, on a conté à M. Carlleyle une longue légende concernant Outtara-Koumâra, fils de Virâta. La tradition populaire qu'il a l'apportée na, il est vrai, rien de neuf ni même de vraisemblable; mais, telle quelle est, décolorée et insignifiante, elle semble remonter jusqu'aux temps héroïques, et elle a traversé les siècles. Il y a plus : une des collines de la région se nomme encore la colline des Pandous [Pandous hill). Cette réminiscence est décisive, puisqu'elle a pu vivre si longtemps. C'est au pied de cette col- line que M. Carileyle a découvert les deux copies d'édits d'Açoka. Le som- met est formé de blocs énonnes de basalte et de porphyre; un de ces blocs, isolé des autres, de 17 pieds de haut sur 2/1 de long, porte deux inscriptions : l'une, sur la surface sud, a huit lignes, tracées dans un es- pace de 3 pieds de long sur 2 pieds 1/2 de hauteur; la seconde, qui est à l'est, n'a que six lignes. Toutes les deux sont frustes et très incom- plètes; mais on peut en suppléer les lacunes avec d'autres inscriptions, qui n'ont pas été mutilées, à Roûpnâth, à Sahasâram. Les textes sont les mêmes; seulement les uns sont entiers et bien conservés, tandis que ceux de Bairât ne le sont pas. La rédaction commune doit remonter à l'an 2 56 après le nirvana du Bouddha, c'est-à-dire à 280 ans environ avant notre ère^.
Non loin de ces rochers, on a recueilli un certain nombre d'urnes funéraires, qui contenaient encore des os et des cendres. M. Carlleyle conjecture que ce pourrait bien être des indices de suttied et des
* Comme on le voit, le nom n a, pour ' M. A. Cunninghtim , Archœohgical
ainsi dire , pas changé ; c'est un cas assez Survey of India, 6' volume , p. 91, 98 rare pour qu on le signale. et suiv.
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restes de malheureuses veuves immolées à une superstition barbare. Ceci ne veut pas dire que l*aQreuse coutume remonte au temps . des Pandous et des Gourous ; car il n'en est pas plus fait mention dans le Mabàbhârata que dans Manou; mais, si elle nest pas aussi vieille, ii n est pas probable cependant qu elle soit postérieure à notre ère. Elle a &it un nombre monstrueux de victimes; et elle en ferait toujours sans la vigilance et la fermeté du gouvernement anglais, qui est parvenu à labolir depuis plus de cinquante ans ^.
M. Garileyie , tout en restant archéologue , a fait souvent la géographie des régions qu*il parcourait en tous sens, et où les voyageurs sont assez rarement venus. Le Ràdjapoutana , bien qu'il ait un certain renom, est une des contrées de la presqu'île les moins explorées. Gela tient peut- être aux difficultés de tout genre, sans parler du climat, quon y ren- contre, quand on est habitué aux aises de la vie civilisée, telle que nous en jouissons. Il est à remarquer, à la louange de M. Gunningham et de ses adjoints, qu*ds gardent un silence presque absolu sur les fa- tigues et les privations qu ils éprouvent dans leurs tournées , même du- rant les saisons les plus propices. Tout occupés de leurs devoirs, ils ne nous entretiennent jamais des inconvénients personnels qu'ils ont dû surmonter pour s'en acquitter consciencieusement. Si Ton a quelquefois rhospitalité d'une grande ville, on doit être le plus souvent obligé de bivaquer sous la tente, et de se contenter des aliments qu'on transporte avec soi. Ge n'est pas de ses propres mains qu'on peut écarter les obsta- cles matériels qui surgissent à chaque pas. Il faut des ouvriers nom- breux pour déblayer le sol, pour percer des fourrés à peu près inextri- cables, pour fouiller le centre des stoûpas gigantesques» déplacer des
^ Voici en résumé comment M. Bûh- 1er a interprété , non pas précisément ces deux inscriptions, a après les parties qui en restent et qu'on peat encore dé- chiffrer,-mais les inscriptions de Roûp- nâth et de Sahasâram , qui sont identi- ques enlre elles, et qui, selon toute apparence , sont également reproduites à Bairât : « Le roi aimé des dieux parle ainsi : ]1 y a plus de Sa ans que j'adore ie Bouddha ; maii ii n*y a qu'un an que je me suis dévoué entièrement à lui. Les anciens dieux du Djaraboudvipa ont été reconnus pour faux , el leur cuite a été aboli. Je n ai pas obtenu ma récom- pense parce que je mis grand; car tout
homme, quelque humble qu il soit, peut atteindre aux mêmes bienfiaits, s'il sait faire un effort sincère et persévérant. C'est dans ce but que j*ai mit inscrire ce conseil sur les rochers , et tous ceux (|ui 1 auront suivi se réjouiront d'avoir dompté leurs sens. Ceci a été promulgué a 56 ans depuis la prédication du maître. » Voir, sur les inscriptions d'Açoka , l'In- troduction à l'histoire du Buddhisme indien , d'Eugène Bomouf , t. II , p. 653 et suiv. ; les articles de M. Sénart dans le Journal de la Société asiatique de Pa- ri$, années i8d3 et i88d« et les travaux de M. Burgess, dont nous avons parlé dans le premier article.
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pierres d'un poids considérable. On doit diriger ot surveiller tous ces travaux, pour quaucun objet n'échappe à la curiosité des observateurs, ou ne soit détruit par Tincurie et par l'ignorance des subalternes. Sans doute, Tarchéologue a pour lui le prestigo de 1 autorité qui le protège ; mais quelle protection peut-on avoir contre les ardeurs d'un soleil tor- ride, contre une chaleur étouffante? Ce sont assez souvent des déserts qu'il faut traverser, et Ton y est privé de toutes ressources. Les indigènes sont en général assez complaisants, et ib se prêtent dbcilement aux ré- quisitions; mais leur fanatisme est toujours à redouter; et, comme leurs croyances, tout absurdes qu elles peuvent nous paraître, sont dune vi- vacité excessive, il y a sans cesse à craindre de les blesser. Il faut avoir l'œil constamment ouvert et très attentif, pour discerner les symptômes de passions qui, en un instant et sans motif, pourraient devenir fu- rieuses. M. Carlleyle, M. Beglar et M. Cunningham sont muets sur toutes ces misères, dont ils prennent leur parti avec un courage et une indifférence dont nous ne pouvons que les féliciter. A chaque tournée cependant, ce sont trente, quarante, parfois cent localités qui sont dé- crites, au grand profit de l'archéologie et de l'histoire ^
M. Beglar, dans sa tournée de iSyQ-iSyS, visita Patna, que M. Cunningham visitait à son tour en 187^-1878. Un très grand sou- venir, comme on sait, s'attache à cette localité. C'est sur remplacement actuel dePatna, ou dans les environs, que devait se trouver la fameuse Palibothra des Grecs, dont Texistence ne peut faire l'objet du moindre doute, et qui cependant n a laissé aucune trace sur le sol. Comment une cité si considérable a-t-elle pu disparaître tout entière ? C'est là un pro- blème que l'archéologie a grand'peine à résoudre, et qui l'a beaucoup occupée. Patna est aujourd'hui la capitale du Béiiar, et elle ne compte pas moins de 160,000 habitants. La province dont elle est le chef-iieu en a près de 1 li millions. La population y est extrêmement dense, et la terre y est généralement très fertile. Placée sur la rive droite du Gange, au sud-est de Bénarès, à ilxo lieues nord-ouest de Calcutta^, Patna tient un rang élevé, et joue un rôle important, entre la capitale poli- tique de rinde anglaise et la cité sainte du Brahmanisme. C'est une ville forte, mais mal bâtie, quoiqu'elle appartienne à l'Angleterre depuis cent vingt ans et plus. Sa situation sur le grand fleuve, au confluent d'un de ses principaux tributaires, fait bien comprendre pourquoi, dès les temps
' Dans la campagne de 1872-1873, Palna, au nord-oaest de Nalanda et de M. Be^ar a visité jusqu à io3 locali- Ràdjagriha. — * Patna est située par tés dans le Bengale, à commencer par a5* 37'lat N., et 82*a5' long. E.
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les plus anciens , ce lieu a paru convenir pour dominer toutes les régions voisines. Il est donc bien présumable que la même cause qui fait de nos jours la puissance de Patna a déterminé de bonne heure les maîtres du pays à y fonder la ville de Pàtalipouttra, que les Grecs ont nommée Palibothra ^ conservant presque intégralement le nom indigène; ce qui rend Tidentité indubitable. C est une bonne fortune assez rare dans lés témoignages qui nous viennent de lantiquité.
A la suite de l'expédition d* Alexandre, plusieurs royaumes dans TAsie avaient été partagés entre ses lieutenants et ses successeurs. Un des plus énei^ques et des plus ambitieux , Séleucus I"", fondateur de la dynastie des Séïeucides, et surnommé Nicator à cause de ses victoires, s'était emparé dune vaste étendue de pays, soit à 1 ouest, soit h lest de Tlndus. Babylone était le centre de ses États improvisés et changeants; mais il avait rencontré une vive résistance dans un des rois indiens, avec lequel il aima mieux traiter que de combattre. Les Grecs appelaient ce monarque Sandrocottus; et notre philologie a facilement reconnu en lui Tchandragoupta, un des princes successeurs des Maouriyas. Séleucus lui envoya une ambassade, dont il chai^ea deux de ses ministres, Dei- machus et M égasthène. Ce dernier est resté à peu près tout seul illustré par cette mission. Il était envoyé plus spécialement auprès de Sandro- cottus, tandis que Deimachus Tétait auprès du fils de ce roi, que les Grecs nonunent AUitrochadès. Il parait que lambassade réussit, et qu'un traité de paix fut conclu. Sandrocottus cédait quelques provinces au monarque macédonien; et il lui faisait présent de 5oo éléphants de guerre ^.
Les mémoires que Mégasthène et Deimachus avaient rédigés, à l'imi- tation des lieutenants d'Alexandre, ne sont pas parvenus jusqu'à nous, et nous ne les connaissons que par les fragments qu'en ont cités des écrivains postérieurs. Strabon , juge très autorisé, semble faire peu de cas de Mégasthène; mais, bien que quelques-unes de ses critiques soient assez justifiées, on a pu trouver qu'elles sont beaucoup trop sévères. Il a plus d*estime pour les récits de Patroclès, ministre et amiral de Séleu-
^ Strabon, qui a consacré un livre
Fresque entier, le X V% à la description de Inde, écrit indifiéremment Palibothra ou Palimbothra, dont il fait, sous ces deux formes , un pluriel neutre. C*est la désinence qui, gramnaticalement , laura trompé.
' Séleucus I*', Nicator, né vers 35A,
mourut en 279 av. J.-C, assassiné en Macédoine, où il avait du revenir mo- mentanément. La capitale de ses vastes États a été le plus liabituellement Baby- lone, d*où il pouvait gouverner à la fois Torient et roccident d*un royaume
f presque aussi étendu que celui d*A- exandre.
laïKIMBKII «ATtORâLB.
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JOURNAL DES SAVANTS. — JANVIER 1886.
eus, qui paraît avoir fait aussi plusieurs excursions dans Tlnde, et qui a été jugé digue de confiance par i exact Ëratosthèoe. Quoi qu*il en soit, Mégasthène, vers le commencement du m* siècle, une trentaine d'années après la mort d'Alexandre, se rendit à Paiibothra, à travers tous les obstacles qu un tel voyage devait rencontrer. Personne avant lui n'avait dépassé THypasis, où s'était arrêté le héros macédonien, quand Tannée reÂisa de le suivre jusqu'au Gange. Les itinéraires qu'Alexandre avait £ut dresser par ses ing^ieurs, Diognète etBœton, n'allaient que jusqu'à l'Hypasis. D'autres itinéraires, demandés par Séleucus, indiquaient /Il 5,000 pas du confluent du Jomanes (la Djoumnâ) et du Gange â Pa- iibothra; et dePaUbothra à fembouchure du fleuve, 638, 000^. C'étaient des mesures assez exactes , quoique approximatives.
En arrivant au camp de Sandrocottus , Mégasthène le trouva com- posé de 4oo,ooo hommes. Peut-être ici le camp ne doit-il signifier que la ville; mais il est possible aussi qu'il s'agisse d'une véritable armée, que le roi indien n'était pas fâché sans doute de faire voir à l'ambassa- deur grec. Sandrocottus passait pour avoir 600,000 fantassins, 3o,ooo cavaliers et 9,000 éléphants. De toute façon, ce devait être un redou- table monarque, du moins relativement à tous ses voisins^. Arrien, qui a &it un ouvrage spécial sur l'Inde, et qui consulte tous les documents dont on disposait alors, assure, d'après Mégasthène, que Paiibothra est la plus grande ville de l'Inde; elle a, dit-il, 80 stades de long sur 1 5 de large ^; elle est entourée de fossés profonds; ses murailles sont hautes de 20 coudées; elles sont flanquées de tours, au nombre de plus de 5oo; et elle a 64 portes. Une route royale de 1 0,000 stades conduit de rindus à Paiibothra, qui est la capitale des Prasiens, au confluent du Gange et de l'Ërannoboas, le troisième des fleuves indiens en grandeur.
Voilà déjà bien des renseignements sur Paiibothra; et ils sont authen- tiques, puisque ce sont des témoins oculaires qui les ont recueillis. Quelques détails secondaires peuvent être inexacts; mais l'ensemble est certain. A ces témoignages de l'antiquité classique on peut joindre ceux
* Pline, Histoire naturelle, livre VI. ch. XXI, p. 3^9 et 8uiy., éd. et trad. £. Lît(ré. Lies anciens , à défaut du mètre , avaient pour mesuré itinéraire le pas de r homme ; quoique la dimension fût incertaine, c*était encore ce qu*on pou- vait imaginer de mieux. Trois pas peu- vent répondre à deux mètres.
* Pline, Histoire n€Uur9lk, livre VI, cb, XXII ; même édit., p. a5o. 600,000
hommes d'infanterie, c*est un chiiSre qui peut paraître exagéré ; mais il faut se rappeler combien Tlnde est peuplée; et sans doute , elle ne Tétait pas moins à ces époques reculées.
^ Arrien, ImUca, ch. ii; cb. m, S ^; clu X, S 5, p. ao5 et suiv., édition Firmin Didot^ Amen emprunte tout ceci à Mégasthène , dont il parait avoir tout IWvrage..
INSPECTION ARCHÉOLOGIQUE DE L'INDE. 11
des pèlerins chiDois, dePa-Hian au début du v" siècle, et particulière- ment die Hiouen-Thsang, qvi vint à Pàtalipouttra en lan 637 de notre ère. On ne peut pas lui demander beaucoup de précision , et il est trop naïvement ciitiDK)usiaste pour voir les (^oses telles quelles sont; mais il y en a cependant 06 il est impossible qu il se trompe ^.
Ainsi il place la ville an midi du Gange, c est-à-dire sur la rive droite, comme en effet y est Patna. Cette ville, fort antique, est déserte à l'é- poque où le pauvre pèlerin y parvient, après avoir parcouru le Magadba. Il ne nous dit pas pour quelle cause les habitants ont fui la capitale;* elle a, selon lui, 70 li de tour, c est-à-dire environ cinq de nos lieues. On dit à Hiouen-Thsang , et A le croit, qu'elle sappelait kousouma- poura, la «ville des fikursn, au temps où la vie des hommes avait uner durée illimitée; mais j^us tard, quand les hommes ne vécurent que quelques mittîers d années , elle prit le nom de Pâtalipouttrapoura , ou a ville du fils du Pâtali » ^. La cour des rois du M agadha était jadis à Râ.- dji^riha, fondée par Bimbisâra. Açoka la transfét^ à Pàtalipouttra, qu'il fit entourer d'une seconde enceinte, plus forte que la première. Bien que la cité ne soit plus qu'une ruine , Hiouen-Thsang y trouve de très beaux stoûpos et des vihâras presque entiers» Un de ces vihâras possède encore fai pierre' où le Bouddha a laissé l'empreinte sacrée de son pied. Tout à côté, une colonne de 3o coudées de haut porte une longue inscription d' Açoka, probablement un de ses édits. Au nord de son palais, il en avait fait construire un autre de moindres dimensions pour son frère cadet, qui avait embrassé la vie religieuse. Près de ce& deux palais, une vaste maison de pierre avait été disposée pour recevoir des arhals; et des grottes nombreuses avaient été aménagées pour le même usage. Sur la montagne où eàies éiaient creusées, on voyait cinq grands stoûpas surmontés de stoûpas plus petits. On racontait qu'un roi hérétique avait essayé vainement de les déiruire et qu'il en avait été sévèrema&t puni. Au sud-esl de la ville, se trouvait le fameux couvent de Koukkoutâ- ràma. Dens toutes ces saintes localités, s'étaient tenues à diverses époques des assemblées orthodoxes, où la science des Bhikshous avait triomphé
' Voir M. CunningBam, Archœologi- cal Surt'CY of India, t. XI, p. i5i et suiv. Il parait qu*en fan 3a a et 180 aivant notre ère, des officiers chinois •[▼aient déjà visité Pàtalipouttra.
^ Pàtali est le nom d'un arbre et d^une plante ^nmpanler de ki ûimiUe des Bignonia. U est bien probable que
ce nom cache quelque i<^nde , dont le héros passait pour le fils de la plante; il n est resté d^aideurs nulle autre trace de cette légende supposée que ce qu en dit Hiouen-Thsang, Mémoires sur les contrées occidentales, t. I, p. ^11 et suiv.; et U II, p. 34. Il semble y atta- cher beaucoup ae prix.
3.
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des arguments frivoles des Brahmanes. Hiouen-Thsang recueille pieuse- ment toutes ces traditions; et il adore les débris qui les attestent à son ardente dévotion ^
A côté des Grecs, à côté des Chinois, les Birmans apportent aussi leur témoignage , qui n est pas non plus sans valeur. Encore aujourd'hui, la Birmanie est un des foyers du Bouddhisme , et elle a envoyé en diverses circonstances ses missionnaires dans le M agadha. D aprt^s leurs récits , il existait , dès le temps du Bouddha, un village qui, dans ces lieux, portait le nom de Pàtali; le Tathâgata y reçut une cordiale hospitalité; et pour remercier les habitants de leur bienveillance, il leur prédit que ce mo- deste endroit deviendrait une cité florissante. L'année même de la mort du Bouddha, on y construisit une forteresse, sans doute par Tordre d'Adjâ- taçatrou. Cette précaution n'était pas inutile; car, moins de soixante ans après, la ville s'insurgea^. Soumise de nouveau, elle ne devint la capitale du Magadha que sous le règne de Kalaçoka. La capitale, qui était d'abord à Riidjagriha, avait été transférée à Vaiçali, au nord du Gange; puis elle était redescendue de Vaiçali à Pâtalipouttra , où elle était en effet beau- coup mieux placée.
A partir du vu' siècle de notre ère, on n'a plus aucun détail sur Pâtalipouttra. Les historiens musulmans n'en parlent pas; et la moderne Patna, qui n'a pas conservé le plus léger vestige de l'ancienne cité, n'a été bâtie qu'en i54i par Shir-Shah; il y fit construire un fort, autour duquel s'aggloméra la population, portée, de nos jours, à plusieurs cen- taines de mille âmes.
Qu'est devenue Palibothra ? Il est évident qu'elle n'a pu être si com- plètement anéantie que par quelque grande catastrophe; l'explication que donne M. Beglar^, c'est qu'elle a été détruite de fond en comble par une inondation du Gange, envahissant la presqulle où elle avait été construite, avec une certaine imprévoyance, entre deux coura d'eau. Ces deux cours d'eau étaient le Gange, coulant du nord-ouest au sud-est, et TKrannoboas, venant du sud-ouest au nord-est, selon le dire des Grecs. Mais qu'est-ce précisément que l'Erannoboas ? A quelle rivière actuelle ce nom peut-il correspondre ? C'est là une question que M. Be- glar s'est proposée et qu'il discute tout au long. Après un examen minu-
^ Hioucn-Tlisang, Mémoires sur les traduite du birman en anglais, p. a 56;
contrées occidentales, liv. Vill, t. I, cette biographie du Bouddha, due aux
p. 4og etsuiv. , traduction de M. Sta- arhats de la^Birmanie, mérite d'être
nislas Julien; et aussi. Vie et voyages de consultée, même après le Lalitavistara. Hiouen-Thsang , p. 1 37 et 169. 'M. Beglar, Archœological Suney oj
* W' Bigandel, Vie du Bouddha, 7fu//a^ t. VllI, p. 37 et suiv.
INSPECTION ARCHÉOLOGIQUE DE LINDE. 13
tieux des localités, il n hésite pas à identifier rÉrannoboas avec le Çona, qui se jette dans le Gange sur la rive droite, un peu au nord-ouest de Patna^. M. Alexander Cunningham, qui a observé le site avec non moins d attention , se range à lavis de M.Beglar, et on ne saurait récuser de tels juges, surtout quand ib sont d accord entre eux. L'Ërannoboas semble étymologiquement l'équivalent de THiraulyabàha, dont parle TAmara-Kosha ; mais, malgré la ressemblance des mots, M. Beglar se prononce contre cette hypothèse; pour lui, THiramyabâha est le Gandak, qui vient des montagnes du Népal, et qui se jette dans le Gange, pres- quen face de Patna, mais sur la rive gauche.
D après Tinspection des lieux, il est certain que le Çona a changé de lit. Au temps du Bouddha , il devait couler pendant plusieurs milles parallèlement au Gange , et il s y jetait h Fatouha, ou Fatva^ à quatre ou cinq lieues au-dessous de Patna. Aujourd'hui, et depuis le vin* siècle de notre ère, à ce quil parait, il s'est détourné au nord-ouest, et son confluent est beaucoup plus haut. C'est donc sur un espace de dix lieues de long à peu près que doit se trouver ensevelie l'antique Palibothra. Le Son ou Çona est un torrent qui, à Tétiage des temps de sécheresse, roule à peine quelques mètres cubes à la seconde; dans les grandes crues, il en roule plusieurs milliers. De tous les affluents du Gange sur la rive droite, c'est de beaucoup le plus considérable. Son déplacement n'a rien d'extraordinaire , et la géographie physique pourrait enregistrer cent faits du même genre. Mais si c'est le Gange qui a englouti la mal- heureuse cité , il devrait s'en trouver des débris dans le lit du fleuve. A-t-on essayé d'y faire des fouilles ? Rien ne l'indique dans les Rapports des inspecteurs. Nous convenons que des travaux de ce genre sont bien difficiles dans un fleuve tel que le Gange, qui, devant Patna, est large de deux kilomètres et très profond. Mais si ce n'est pas le Gange qui a détruit Palibothra, il reste que ce soit le Çona, qui, dans une de ses crues prodigieuses, Taura ensevelie sous ses alluvions. Et alors, avec quel- ques excavations dans les sables, on devrait mettre à nu des débris de ce grand squelette *'*.
Mais nous ne voulons pas pousser plus loin ces conjectures; et nous
^ Le Çôna est, ainsi que THiranya- compte aujourd'hui i a, ooo habitants et
bâha, une rivière mâle, comme disent est fort prospère.
les Hindous. C'est une exception assez '^ Le Çôna naît dans les montagnes
rare; en générai, les rivières sont fe- du plateau d'Amarakaniaka , où la i\ar-
melles, à commencer par le Gange, la baddhâ, qui est un cours d'eau plus im-
Gangâ. portant, prend également sa source,
' Fatva , station du chemin de fer, pour se diriger en sens contraire.
lA JOURNAL DES SAVAYIS. — JAWIER 1886.
nous en rapportons absolument au zèle de M. Cunnmgfaam et de ses adjoints, pour de nouvelles investigations dans la voie que nous nous permettons d'indiquer. Toutes les investigations particulières aboutis- sent, selon nous, è cette conclusion que Pàtalipouttra n'a point été retrou- vée jusqu'à présent, et qu*on ne doit pas cependant perdre tout espoir de la ressusciter par des explorations plus heureuses.
A Râdjghrr, Taneienne Râdjagriha ou Ghirivradja, M. Beglar a pu faire de nombreuses identiftcations qui confirment les récits de Fa-Hian et de Hiouen-Thsang. Depuis les pèlerins chinois, Râdjagriha avait été l'objet de bim des éludes, et de nos jours ces études ne s étaient point ralenties. Le P. Tiefientbaler en 1760, un djaina attaché au colonel Mackensie en 1820, le major Kittoe en i846, M. Broadley et M. Cun- ningham lui-même avaient exploré les ruines de la vieille cité, qui était déjà abandonnée dès le vu* siècle de notre ère, quand Hiouen-Thsang vint la voir. Les descriptions qu'il en a faites à diverses reprises son assez confuses, parce qu'il est allé plusieurs fois de Râdjagriha au couvent de Nàlanda et du couvent à la ville. M. Beglar ' s'est attaché plus spéciale- ment à retrouver dans les flancs des collines et des montagnes les grottes nombreuses où le Tathâgata s'était arrêté, ou qui avaient éfé rendues fameuses par les réunions de^ Bhikshous. Il les a identifiées presque toutes d'après les renseignements de Fa-Hian et de Hiouen-Thsang, sauf peut-être c(îlle des Asoùnis. La troisième de ces grottes était la retraite qu'aimait le Bouddha pour y méditer. I^a quatrième est celle d'Ananda; la cinquième, celle de Dévadatta ; la sixième celle du Pippala; et la sep- tième, la pkis célèbre de toutes, a été le lieu trois fois saint où s'est tenu le premier concile, sous la conduite du grand Kaçyapa. Il parait que c'est le roi Adjâtacatrou qui l'avait fart disposer pour recevoir les arhats. L'entrée était divisée en sept compartiments, que M. Beglar a pu suivre dans leiffs contours, et il n'hésite pas à y reconnaître la grotte que Fa- Hian a décrite^. Seulement, au Heu de sept ouvertures, il n'y en a plus que six , ou du moins I9 septième, si elle a existé, se perd dans le roc, avec lequel elle se confond.
Déjà M. le major général Cunningham avait reconnu quatre de ces grottes , et il avait rapporté ses observations personnelles à celles des pèle- rins chinois. M. Beglar n'est pas toujours d'accord avec M. Cunningham ci M. Broadley, et il s'appuie pour soutenir ces divergences d'opinion sur
' M. Beglar, Archœological Survêy ' M. Beglar, ibid.,p. 98. Les liypo-
of India de M. Cunningham, t. VIII, gécs sont excessivement nombreux clans p. 85 et suiv. *0"*o cette partie de i'inde.
INSPECTION ARCHÉOLOGIQUE DE L'INDE. 15
les textes des deux pèlerins, et de plus sur le Mahâvuisa de Geylan, sur la biographie du Bouddha traduite du birman en anglais par M^"^ Bi- gandet, sur M. Spence-Hardy, etc. H s arrête surtout à la dJemière des sept grottes, ceHe qui porte le nom de Sattapanni en pâli, Saptapamni en sanskrit ^ Elle est à un mille à peu près de la grotte du Pippsda; et il est assez diffidle de la voir, mèoie quand on est tout auprès, à cause de la manière dont elle a été placée dans le rocher. Quand oa vient de l'est k louest, on ne peut pas lapercevoir; mais on la distingue par- faitement si Ton vient en sens contraire. M. Beglar lavait manquée une première fois, et ce uest qu'à la seconde reprise qu'il la découverte. En outre, comme elle n'est plus habitée depuis très longtemps, une v^éta- tion exubérante la presque entièrement cachée, et il faut écarter bien des obstacles pour y arriver. Pour la tenue du premier concile boud- dhique, les lieux a voisinant la grotte avaient été nivelés; et M. Beglar a cru même pouvoir indiquer la place précise où le président a dû siéger en plein air, les arhats étant assis en face de lui.
Par tout ce qui précède, on peut se convaincre que llnspection ar- chéologique de rinde remplit parfaitement ses fonctions propres et quelle étudie avant tout, comme elle le doit, le passé, représenté presque entièrement par le Bouddhisme. Mais elle ne néglige pas les autres par- ties de rhistoire indienne; et parfois même elle s occupe des mœurs actuelles, quand les coutumes et les superstitions indigènes se rattachent A quelque monument dont il est utile de fixer fétat présent et de garder le souvenir. G est ainsi que M. Alexander Cunningham, dans ses tour- nées de 1873 et de 1876, a décrit le temple de Bhéraghât, où se cé- lèbre avec plus de solennité que partout ailleurs le culte des Yoguinis» Bhéraghât est un des plus beaux sites de la presqu'île , dans la province de Djabalpour, une des quatre provinces centrales. La ville, qui a peu d'importance, est placée au confluent de la Narbaddà et de la petite Sarasvad. En cet endroit, le fleuve, qui va se jeter dans la mer des Indes, se fraye un chemin entre des rochers de marbre à pic et d une grande élévation. C'est sur un des sommets les plus hauts et les plus pittoresques qu'a été construit assez récemmoit ledifice somptueux où les Yoguinis sont adorées par une multitude de dévots , qui s'y rendent pieusement en certaines saisons de l'année. On sait ce c[ue sont les Yoguinis ^, déesses
' Saptaparnna ou Sattapanni signi- plante qui aurait aussi sept divisions, fie les sept feuilles ; et, en effet, les fis- * Voirie Journal des Savants, cahier
SDTes naturelles du rocher, placées régu- de juin 1 885 , p. Sio ^ suiv. , et cahier
Hërieinent les unes à odté des autres, d'août, p. il5i, la note oà nDus avons
ressemblent aMec; bien à la feuille dune parie des Yoguinis.
16 JOURNAL DES SAVANTS. — JANVIER 1886.
femelles de quatrième ou cinquième rang dans la hiérarchie çivaïste. Les déesses souveraines sont les femmes des dieux : Dourgâ ou Kâlî, femme de Çiva; Râdhâ, femme de Krishna, etc. Après les déesses supé- rieures, viennent les mères de lunivers, les Matris, au nombre de huit; puis les Mabâvidiyâs , c est-à-dire les savantes, et les Nàyikâs, ou dames d'honneur; à leur suite, les Yoguinîs, espèces de servantes et de sorcières malfaisantes; et, au dernier rang, les Dâkhinis et les Çâkinis, qui ne sont que d affreuses ogresses. On a remarqué, non sans ëtonnement, que toujours, dans les croyances populaires de llnde, la femme joue un rôle cruel et féroce, tandis que le Dieu, son époux, est ordinairement très débonnaire ^ Il est en effet assez étrange que la nature de la femme ait apparu sous cet aspect repoussant aux imaginations hindoues, tandis que, dans d'autres religions , la femme est , comme le veut sa nature, le symbole de la douceur, de la tendresse et de la pureté. Les Yoguinîs, bien que placées dans les rangs inférieurs du Çàktisme, ont plus de vogue que toutes les autres déités subalternes; elles comptent plus d adorateurs, peut-être parce qu'on les croit plus accessibles et qu elles sont moins élevées en grade.
Le temple de Bhéraghât ne remonte pas plus haut que le x' siècle de notre ère; il est bâti en briques et en pierres; un cloître de 1 16 pieds de long est soutenu par 84 piliers, qui laissent entre eux des intervalles, et des niches, pour 64 statues de Yoguinîs, d'où lui vient le nom de Tchannsat , le a temple des 64 ». Toutes ces statues sont dans des attitudes diverses, assises ou debout; il y en a qui dansent; une d'elles est un squelette de Kâlî. Elles n'ont en général quun mètre et demi de hau- teur; presque toutes ont des bras nombreux, quatre, dix, douze et jus- qu'à seize. Il y en a qui ont plusieurs têtes, tantôt des têtes humaines, tantôt des têtes d'animaux, éléphants et lions. Parfois, la yoguini est armée 4*un épée et d'un boucher; parfois aussi elle a des ailes. Presque toujours la bouche est ouverte; la langue est toute rouge, ainsi que les dents, et il semble que la hideuse déité vient de dévorer quelque proie toute sanglante; car le peuple croit que les Yoguinîs habitent les cime- tières et qu'elles se nourrissent des cadavres, quelles s'empressent de déterrer. Chacune de ces statues portait, sur le piédestal qui la soutient, le nom particulier de la déesse. Ce nom a un sens spécial; M. Cunning- ham a transcrit une liste complète de ces appellations, avec les symboles
^ Voir M. Moaier Williams, Reli- de 1 effroyable statue de Kâli à Calcutta, giout thoaght and life in IntUa, a* édi- dans un temple çivaïste, où les adora tion, p. 190. Il faut lire la description teurs ne manquent jamais.
INSPECTION ARCHÉOLOGIQUE DE L'INDE. 17
qui les accompagnent, et les positions orthodoxes de chacune de ces di- vinités^.
Au milieu de toutes ces figures de femmes, on na admis que deux statues d'hommes, celles de Çiva et de Ganéça,son fils; mais on na pas oublié les images obscènes, qui sont le principal objet du culte çivaïste. Ce temple, dédié à la gloire féminine, passe pour avoir été bâti par une reine. D'ailleurs, Bbénighât n'est pas le seul lieu où les Yoguinîs soient honorées si splendidement, quoique le temple de Bhéraghàt soit le plus beau de tous et le plus vénéré. M. Alexander Cunningham en a vu plusieurs autres dans ses tournées des provinces centrales^. Kha- djourâha possède aussi un temple pour les Six Yoguinis. Souradâ, dans le district de Kâlàhendi, n'est pas moins dévote envers elles. Dans le cloître circulaire de Rànipourdjoural, on a ménagé les 64 niches néces- saires , qui ont reçu autant de statues. D'où vient ce nombre sacramentel ? Pourquoi celui-là plutôt que tout autre? On l'ignore; mais on ne peut douter qu'il ne réponde à quelque légende, dont le souvenir est effacé. D'ordinaire, les temples des Yoguinîs sont hypèthres, c'est-à-dire à ciel ouvert, construction qui est fort rare dans l'architecture hindoue, et qui tient sans doute à la forme de cloître qu'on a donpéc à ces édifices, tous conçus à peu près sur le même modèle.
A Mârkanda,surlarive gauche de la Veniyâ Gangâ,près de Tchanda et de Nagpour, M. Alexander Cunningham a trouvé d'autres temples, qui ne sont guère moins curieux que ceux de Bhéraghàt, quoique moins grands. Sur un espace carré de 200 pieds de côté environ, la piété çivaïste en a accumulé vingt-quatre de dimensions diverses, et dédiés à Çiva*. Dans presque tous figure le lingam, devant lequel se prosternent des multitudes d adorateurs, sans paraître comprendre la perversité brutale d'une pareille cérémonie. Dans la plupart de ces édi- fices, M. Alexander Cunningham a recueilli de nombreuses inscriptions, qui lui ont permis de déterminer avec quelque précision des points douteux de chronologie. C'est ainsi qu'à Bhoubhara il a trouvé neuf inscriptions qui se rapportent au règne des Gouptas, et d'après les- quelles il a cru pouvoir fixer l'ère de ces monarques à Tan igi après Jésus-Christ, comme celle de Tchédi à l'an a^g. Grâce à ces do-
^ M. A. Cunningham, Archeeohgical peu près la moitié des provinces cen-
Suney of India, g* volume, p. 60 et traies , à TOuest. nav. ' M. Alexandre Cunningliaui , Ar-
. * M. Alexandre Cunningham, Ar- chœolotfical Survey of Iniia, l. IX,
chmological Sarvey qf India , 9* volume, p. i36, iM. Le lingaui est le fond de
P* 74 et suiv. Ce volume comprend à presque foute l'idolâtrie hindoue.
n • i
mruvcais RâTioRAïc
18 JOURNAL DES SAVANTS. — JANVIER 1886.
cuments, on saitd'uae manière assez authentique quels sont les Gouptas
qui se sont succédé, dans les provinces centrales , de Tan 1 35 à l'an 36g
de notre ère. Ce sont là des données précieuses pour la solution des
problèmes que soulève la chronologie de Tlnde dans toutes ses parties,
d abord à cause de Téloignement des temps, puis à cause du défaut
d'historiens indigènes, et enfin à cause de la multiplicité des dynasties
locales. Pour toute nation , le passé est nécessairement obscur, quand il
remonte un peu haut. Nulle part il ne lest autant que pour Tlnde; et
Ion peut craindre que ces ténèbres épaisses ne soient jamais éclaircies,
quelque soin qu*y mettent les archéologues les plus instruits et les plus
«persévérants. C'est encore le Bouddhisme qui, dans cette nuit profonde ,
nous apporte relativement le plus de lumière; et nous revenons à lui en
demandant encore à Tlnspection archéologique dirigée par M. Alexander
Gunningham, ce qu'elle nous apprend de nouveau sur quelques-unes des
principales ruines que le Bouddhisme a laissées dans la presqulle.
BARTHÉLEMY-SAINT HILAIRE.
{Lafin à un prochain cahier.)
I. A/"** DE Maintenon. — Extraits de ses lettres, avis, entretiens, conversations et proverbes sur Védacation; précédés d'une introduc- tion par Oct. Gréard, membre de VInstitut, vice-recteur de V Aca- démie de Paris. — Un volume in-i 2 de LXiv-286 pages. Paris, Hachette et 0% i884.
n. Education des filles, de Fénelon, précédée d'une introduc- tion par Oct. Gréard, membre de l'Institut, vice-recteur de l' Aca- démie de Paris. — Un volume in- 18 de lxxxiii-i58 pages. Paris, Librairie des bibliophiles, i885. Imprimé par Jouaust et Sigaux.
DEUXIÈME ET DERNIER ARTICLE ^
En étudiant, avec M. 0. Gréard, la vie de M"* de Maintenon jus- qu'en 1 686 , nous avons reconnu la force et suivi le développement con-
' Voir, pour le premier article, le cahier de décembre 188S.
MADAME DE MAINTENON. 19
tinu de sa vocation d'institutrice. Si cette vocation ne fut pas la cause unique de h fondation de Saint-Cyr, elle doit en être regardée conune la principale origine. On n est donc pas médiocrement surpris en lisant, dans Saint-Simon et chez les historiens récents qui Tont cru sur parole, que les rivalités féminines et une ambition devenue impatiente don- nèrent presque subitement naissance à cette célèbre maison. Il semble cependant que cette explication ait été inventée , au moment même de la fondation, par des adversaires sans scrupules, quelle ait acquis de la vraisemblance aux yeux de beaucoup de personnes et que Saint-Simon n*en ait été que lecho. En effet, d'après un entretien qu'elle eut avec M"* de Glapion, et dans une lettre à M°** du Pérou du 2 5 octobre 1 686 , trois mois à peine après inauguration de Saint-Cyr, M'°*' de Maintenon disait :
Tout le monde croit que, la tête sur mon chevet, j'ai fait ce beau plan de Saini- Cyr. Cela n'est point : Dieu a conduit cet établissement par degrés. . . Beaucoup de compassion pour la noblesse indigente , parce que j*avais été orpheline et pauvre moi-même, un peu de connaissance de son état nie fit imaginer de i assister pendant ma vie; mais en projetant de lui faire tout le bien possible, je ne projetai pas de le faii^ après ma mort. . . Dieu sait que je n*ai jamais pensé à faire une aussi grande fon- dation : je ne trouvais déjà que trop de maisons religieuses, et le roi ne peut sou£Grir de nouveaux établissements \
Ce fragment est précieux : il jette du joiu* non seulement sur la marche lente que suivit fagrandissement de la conception de Saint-Cyr, mais sur le mouvement habituel des pensées de M"" de Maintenon. Ces pensées se tiennent toutes, ou, pour mieux dire, chacune nest que la continua- tion et le progrès de la précédente, de même que celle-ci est l'esquisse déjà nettement dessinée de la suivante. M. O. Gréard a raison d'écrire que Rueil fut le modeste berceau de Saint-Cyr. Mais entre cette enfance, si pauvre et si faible , et sa pleine maturité , Saint-Cyr eut un âge d ado- lescence promptement florissante, où il apparaît avec des traits formant une image quil gardera. Ces traits et cette image se montrent à Noisy.
Quoique logée dans une étable, la petite école de Rueil prospéra fort au delà des espérances de sa protectrice. Oiganisée en i68a, cette maison obtint un tel succès quau bout de dix-huit mois à peine il fallut songer à une plus large installation. Le roi venait d'acquérir, pour lagrandissement de Versailles, le château de Noisy. A la prière de M'"* de Maintenon, il permit dy transporter les filles de Rueil, ordonna dy
' Th. Lavallée^ Histoire de Ut maiton tûyale de Saint-Cyr, ohap. in, p. 3o.
3.
20 JOURNAL DES SAVANTS. — JANVIER 1886.
faire des travaux pour une somme de 3o,ooo livres, et permit d*y en- tretenir cent demoiselles, dont il payerait les pensions sur les fonds de SCS aumônes. En cédant alors aux désirs de M°^ de Maintenon, que se proposait-il au juste? Il n'avait pas encore le dessein de faire une fonda- tion régulière et stable. Il était surtout préoccupé de la situation de sa noblesse, qui se plaignait detre sacrifiée et de revenir toujours ruinée des gueiTes où elle versait son sang. Il venait de créer l'Hôtel des inva- lides pour les officiers vieux ou blessés et d instituer les compagnies de Cadets pour les fils de gentilshommes. L'établissement de Noisy se rat- tachait à la même pensée. Il y eut sur ce point rencontre et accord entre les sollicitudes du roi et celles de M'"'' de Maintenon. La translation des filles de Rueil à Noisy eut lieu le 3 février i684.
Ceux qui cherchent des raisons de profonde politique pour expliquer la fondation de Saint-Cyr nont qu'à considérer avec quelque attention comment Noisy fut organisé et pour qui. Ils y verront déjà Saint-Cyr avec des proportions moindres, mais dans presque tous ses principaux détails. Par exemple, on partagea les demoiselles en quatre classes, sui- vant leur âge et leur instruction, et on les distingua par la couleur des rubans qu elles portaient dans leurs cheveux et à leur ceinture : de là les dénominations de roages, vertes , jaunes et bleues, qui furent conservées à Saint-Cyr. On les vêtit d'un habit uniforme simple et modeste, mais qui avait pourtant quelque chose de noble, comme plus tard celui de Saint-Cyr. On leur apprit la religion, la langue française, un peu de calcul et de musique, surtout des travaux à faiguille. Le programme des études de Saint-Cyr, après la réforme, ne différera pas essentielle- ment de celui-là. Toutes les prescriptions de M"* de Maintenon à l'égard de Noisy annoncent celles qu'elle répétera à Saint-Cyr, pendant plus de trente ans, avec une infatigable persévérance. Il est donc certain que le plan de Saint-Cyr ne na(|uit pas un beau jour de toutes pièces dans la tête de la fondatrice. Si elle était morte en 1 684 , l'histoire posséderait, dans l'institution de Noisy, beaucoup plus que le germe, beaucoup plus que l'esquisse du grand établissement qui suivit. Saint-Cyr existait presque à Noisy, lorsque Noisy changea de lieu et de nom pour devenir Saint-Cyr.
Toutefois, dans l'hypothèse que je viens de faire, il est deux points de haute importance sur lesquels l'étude de l'établissement de Noisy ne nous éclairerait pas assez. D'abord nous n'y verrions pas avec une suffisante évidence que l'entreprise pédagogique de Noisy allait devenir, en se développant, une tentative neuve et hardie pour séculariser l'en- seignement des jeunes filles, selon une heureuse expression de M. Saint-
MADAME DE MAINTENON. 21
Marc Gîrardin; secondement, on ignorerait par quel enseignement donné à la fois aux dames maîtresses et aux demoiselles élèves, M"** de Mainte- non combina si habilement le caractère religieux et le caractère séculier de cette maison, <pie, même après la réforme de 1 69a , même après sa transformation en monastère, Saint-Cyr resta bien plus une pépinière de mères de famille qu*un séminaire de religieuses.
Le roi s'était si vivement intéressé à rétablissement de Técole de Noisy que les dames de la cour, en vue de lui plaire, prièrent M"' de Main- tenon de leur montrer cette maison. M"" de Maintenon , qui redoutait pour ses filles le contact du monde, ne consentit à cette visite quavec difficulté. A leur retour, ces dames firent de tels récits qu'on ne parla plus à Versailles que de la belle éducation que Ton donnait à Noisy. La Dauphine y vint et fiit ravie. Le roi voulut aussi voir par lui-même si ces éloges étaient mérités. Il fut tellement enchanté des choses et des personnes, qu'il éprouva aussitôt le désir de créer une institution plus gi*ande et plus stable. Il le dit à M*""" de Maintenon , qui avait à ce moment la même pensée et qui s'appliqua à changer ce désir en ferme détermi- nation. Le jour de l'Assomption i684, le roi décida que la nouvelle fondation aurait lieu.
Les circonstances, les incidents, les délibérations qui s'y rattachent sont assez connus. Nous rappellerons seulement, parce que c'est là le fond même de notre sujet, dans quel esprit fut conçu le plan d'éduca- tion et d'instruction de Saint-Cyr.
Par la lettre du a 5 octobre 1 686 , dont nous avons déjà cité quelques lignes, nous savons quelles étaient les dispositions du roi à l'égard des maisons religieuses. Louis XIV n'aimait ni la vie monacale ni les cou- vents; il n'avait voulu se prêter à aucun établissement de ce genre. Il croyait même «qu'il était de la politique générale du royaume de diminuer ce grand nombre de religieux, dont la plupart, étant inutiles à l'Église, sont onéreux à l'Etat ^ » Il avait suitout en aversion l'éduca- tion donnée aux femmes dans les couvents, éducation bornée à des lec- tures puériles, à des prières sans nombre, qui les laissait dans l'igno- rance des choses les plus ordinaires de la vie. Il n'entendait donc pas que Saint-Cyr fût «ni un couvent, ni rien qui le sentît, soit par les pra- tiques extérieures, soit par l'habit, soit par les nombreux offices, soit par la vie, qui devait, selon lui, être active, mais aisée et commode, sans austérités; il voulait seulement une communauté de filles pieuses et sensées, capables d'élever les demoiselles dans la crainte de Dieu et
te
^ Th. Lavallée, Histoire de la maison royale de Saint-Cyr, p. 89.
1. s
22 JOURNAL DES SAVANTS. — JANMER 1886.
de leur donner Tinstruction convenable i leur sexe : à quoi elles s en- gageaient par les vœux simples de pauvreté, de chasteté, d obéissance, et, par un quatrième, d'élever et d'instruire les demoiselles ^ » Le Père de La Chaise , confesseur du roi , confirmait ces idées : « Des jeunes fdies , disait-il, seront mieux élevées par des personnes tenant au monde. L objet de la fondation nest pas de multiplier les couvents, qui se mul- tiplient assez d'eux-mêmes, mais de donner à TEtat des femmes bien élevées. Il y a assez de bonnes religieuses, et pas assez de bonnes mères de famille. L'éducation perfectionnée à Saint -Cyr produira de grandes vertus, et les glandes vertus, au lieu d'être enfermées dans des cloîtres, devraient ser\-ir à sanctifier le monde '^.)) Quant à M"* de Maintenon, en vue d'assurer à la communauté de Saint- Cyr un avenir certain, elle n'aurait pas été éloignée de lier les dames par des vœux absolus. Mais elle réfléchit et ne confia pas au roi cette pensée. Gomme lui , elle aimait les maisons religieuses qui étaient vraiment utiles au public; comme lui, en revanche, elle aimait fort peu l'oisiveté des couvents et, c'est son mot, la sottise des personnes qui les habitent. «Il fallait, disait-elle, éviter les petitesses et les misères des couvents, et elle ajoutait, en re^ nonçant à sa première idée, qu'une communauté engagée par des vœux solennels et complètement séquestrée du monde donnerait aux de- moiselles une éducation et des manières de religieuses*. » Afin donc d'é- chapper à ces inconvénients, au lieu de recourir à quelque ordre an- ciennement constitué, elle résolut d'avoir un établissement d'un genre nouveau, soumis à une règle spéciale, et de former elle-même les maî- tresses qui seraient chargées d'appliquer cette règle à l'instruction et à l'éducation des demoiselles.
Ce que furent dans le principe, et même plus tard, cette instruction et cette éducation plus séculières, nous le savons par les écrits de M"** de Maintenon. Lorsque, six ans après, elle crut devoir atténuer ce premier caractère, elle le marquait en termes saisissants : «Nous voulions, disait-elle, une piété solide, éloignée de toutes les petitesses de l'esprit, un grand choix dans nos maximes, une grande éloquence dans nos in- structions, une liberté entière dans nos conversations, un tour de rail- lerie agréable dans la société, de l'élévation dans notre piété et un grand mépris pour les pratiques des autres maisons*. » Les demoiselles étaient exercées à causer, à écrire. «Il fallait qu'elles ne fussent pas si neuves, quand elles s'en iraient , que le sont la plupart des filles qid sortent des
' Mémoires de Saint-Cyr, chap. vu. — * Th. Lavallée, ouvrage cité, p. 4o. — ' Lettre du 2 juillet 1686. — * 0. Gréard, Introduction, p. xxix.
MADAME DE MAINTENON. 23
couvents, et quelles sussent des choses dont elles ne fussent point hon- teuses dans le monde. » On leiu* faisait faire des conversations sur leurs devoirs, réciter par cœur ou déclamer les plus beaux endroits des meil- leurs poètes, et M'"'' de Maintenon répétait autour d'elle : «Ces amuse* ments sont bons à la jeunesse, ils donnent de la grâce, ornent la mé- moire, élèvent le. cœur, remplissent Tesprit de belles choses ^» G*est pour remplir ce programme que M*"' de Maintenon se fit elle-même, comme il le falbit, maîtresse de ses maîtresses, et que, sous cette forte direction, Saint-Gyr fut, dès sa naissance et durant toute son existence, une école de jeunes filles nobles et une véritable école normale d'in- stitutrices, selon nos modernes appellations.
Les enseignements contenus dans les lettres, avis, entretiens, billets de M""" de Maintenon, et dont Tensemble forme ce quon appellerait justement son cours normal, ces enseignements furent-ils toujours les mêmes? Nous avons les moyens de répondre à cette question. Après avoir posé les principes généraux de Tinstitution dans des espèces de sommaires, la fondatrice s imposa le devoir de les expliquer au jour le jour, selon les besoins, écrivant tantôt aux unes, tantôt aux autres , s*a- dressant quelquefois à tout le monde dans des entretiens dont on prenait note. Dix ans après la création de Saint-Gyr, les dames, comprenant quel profit elles tireraient de ces instructions, ^n firent faire des copies. On rassen?bla tout ce que Ion put trouver et on relia tous ces documents, longs ou cornets, familiers ou autres , en volumes qui furent déposés dans la bibliothèque de la communauté^. On y ajouta plus tard, à mesure qu'il en survenait, les lettres et les entretiens qui étaient comme la suite, le développement ou le complément de la première collection. Ges pièces portent des dates certaines : on peut donc, en les comparant, arriver sans trop de pe*iie à distinguer quelles règles furent posées à Torigine, quelles furent modifiées ou même supprimées après expérience, quelles enfin résistèrent à Tépreuve et demeurèrent respectées et obéies aussi longtemps que vécut l'institution.
Un pareil travail ne serait pas ici à sa place. M. O. Gréard , qui l'a évi- den^ment fait, n'en pouvait offrir, dans une introduction, que les prin- cipaux résultats. Gelui qu'il importe de signaler tout de suite, sauf à en noter quelques autres à l'occasion , c'est que l'histoire du plan d'éduca- tion de Saint-Gyr a eu deux époques, l'une de la fondation à la réforme, l'autre de la réforme à la mort de M"°* de Maintenon, et que les change- ments effectués lors de la réforme ne furent pas aussi profonds qu'on Ta
' 0, Gréard, Introduction, p. xxnu — ' Ibidem, p. li.
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cru quelquefois. Les principes essentiels* des constitations restèrent à peu près intacts. Sans doute , M"** de M aintenon , effrayée des conséquences qu avait eues, pendant les premières années, un système d'éducation où la littérature, los compositions écrites, les discours et les controverses morales, les représentations théâtrales surtout, avaient eu une large place, se jeta d'une extrémité dans une autre et trancha tellement dans le vif, que les demoiselles en devinrent innocentes et simples plus que de raison. En peu de temps, ce progrès en arrière fut rapide : la maîtresse des jaunes put dire à M™* de Maintenon, avec un lin sourire : «Consolez- vous, Madame i nos filles nont plus le sens commun.» Mais la fonda- trice avait heureusement gardé son bon sens. M. Th. Lavallée avait déjà fait remarquer quelle revint bientôt de ses exagérations ^ M. O. Gréard y a insisté davantage ; il a voulu tirer cette affaire bien au clair, et pour cela, il s'est adressé aux Dames de Saint-Cyr elles-mêmes, qui mieux que personne ont connu les faits. Or voici ce que nous apprennent leurs Mémoires : « On se tromperait de prendre à la lettre tout ce que M"' de Maintenon fit à l'époque de la réforme, et même tout ce qu'elle écrivit depuis sur ce sujet ; n son intention n'était pas a qu'on tint toute la vie les demoiselles dans ce grand abaissement où elle jugea à propos de les mettre pour un temps.» «Il y eut, dit M. O. Gréard^ comme une période de pénitence : on rentra ensuite dans la mesure. » Pendant les jours de repentir, on fut dominé par ce principe : « Les femmes ne sa- vent jamais qu'i^ demi, et le peu qu'elles savent les rend fières, dédai- gneuses, causeuses et dégoûtées des choses solides.» On rentra dans la juste mesiu'e, en reconnaissant que, s'il faut prier Dieu qu'il préserve les demoiselles de faire les savantes et les héroïnes, il suffit (mais il faut) qu'elles ne soient pas plus ignorantes que le commun des honnêtes gens. «Voilà, dit M. O. Gréard, le dernier mot de M~ de Maintenon. » Mais il fait remarquer que ce dernier mot, quoiqu'il ne prescrive pas l'ab- stinence , recommande cependant la réserve bien plus qu'il n'approuve le progrès et l'essor. En sorte que, «à ne considérer que l'instruction , le programme définitif de Saint-Cyr, incomparablement supérieur encore par la largeur et Tétendue à celui de tous les couvents du xvn' siècle, est resté inférieur à ce que, dans la première expansion des idées de M"^ de Maintenon, il semblait avoir promis^. »
L'éminente institutrice eût mieux suivi ses inspirations du début si elle eut approfondi davantage ce penchant de l'intelligence qui se nommer
* Ouvrage cité, p. 202. — * O. Gréard, IniroJuction , p. xxxnr. — * Ibidem^
p. XXXIV.
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la curiosité. Fënelon s'est montré moins rigoureux qu'elle à Tégard de l'histoire et de la mythologie. Il avait étudié en psychologue les tristes effets de l'ignorance et d'une curiosité qui s'égare : «On voit, avait-il dit, que le moyen de dégoûter les jeunes filles des fictions frivoles des romans est de leur donner le goût des histoires utiles et agréables. Si vous ne leiu* donnez une curiosité raisonnable, elles en auront une déré- glée ^ » — « On doit avoir le dessein d'occuper l'esprit en même temps que les mains des femmes de condition^.» M"" de Maintenon nous semble avoir trop compté sur les besognes de ménage, et pas assez sur l'étude, pour calmer et régler l'intelligence des jeunes filles. Là oii il fallait une satisfaction , quoique discrète et modérée , elle n'a guères eu recours qu'à un dérivatif.
Toutefois cette erreur ne saurait nous empêcher de remarquer la jus- tesse de ses enseignements et d'en découvrir la cause dans son étonnante perspicacité d'observatrice. Assurément elle a présent à la pensée le livre de ÏÉdacation des filles; elle en répète les maximes, quelquefois même les mots; mais toujours elle s'approprie cette riche substance; toujours elle y ajoute un travail personnel par l'étude constante des esprits, des ca- ractères, non seulement des élèves, mais aussi des maîtresses. Je n'ai qu'à ouvrir lé volume d'Extraits , pour rencontrer des pages toutes pleines de vérités dictées par une sûre psychologie, tantôt générale, tantôt très particulière, ou plutôt individuelle.
Voici d'abord quelques avis aux maîtresses, que je recueille en divers endroits, et qui prouveront combien M. O. Gréard a choisi ce qui fait ressortir, chez M*"* de Maintenon, la faculté d'observer :
Il est besoin dans cet emploi, plus que dans aucun autre, de s'oublier entièrement soi-même, ou, au moins, si Ton s'y propose quelque gloire, il nen faut aUendre qu après le succès.
Il faut se faire estimer des enfants , et le seul moyen pour y parvenir est de ne leur point montrer de défauts , car on ne saurait combien ils sont éclairés pour les démêler; celte étude de leur paraître parfaite est d'une grande utilité pour soi-même.
Il ne Oaïut jamais les gronder par humeur, ni leur donner lieu de croire qu'il y a des temps plus favorables les uns que les autres pour obtenir ce qu'ib désirent.
Il faut caresser les bons naturels, être sévère avec les mauvais, mais jamais rude avec aucuns.
Possédez-vous en reprenant les fautes de vos filles ; et si vous sentez quelque émo- tion, remettez à une autre fois ce que vous avez à dire.
Ne croyez pas qu'un discours animé par la colère les persuade et les touche da*
^ Fénelon , Édacation des filles, précédée d'une introduction par O. Gréard i885 , Librairie des bibliophiles, p. g8. — * Ibidem, p. i aS.
IHPtIHSaiS RATIOIIALI.
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vantage; outre qu'elle n'opère point la justice, les enfants démêlent bien vite qu'on se laisse aller à son humeur dans ce qu'on leur dit.
Gn châtiment ou une réprimande faite de sang-froid , et quelquefois au bout de huit jours, leur fera plus d^raipression ; elfes voient par cette conduite que l'impa- tience ou le chagrin n'a point de part à ce que Ton fait.
Dites-leur loujours les choses comme elles sont ; ne les outres point et n'abuses pas de leur innocence pour leur persuader ce qu elles verraient dans la suite qui ne serait pas \Tai.
Ayes une grande douceur pour elles et une patience sans bornes; semez et at- tendes les fruits , ils viendront dans leur temps. Servez- vous toujours de termes hon- nêtes en leur parlant, et n'employés l'autorité que le plus rarement que vous pourrez \
M. O. Gréard aveilit, à la fin de son introduction, queTobjet de son volume est, non de faire connaître les règles qui se pratiquaient à Saint- Gyr, mais celles qui , représentant des maximes générales d'éducation , peuvent et doivent être suivies partout. Les prescriptions que je viens de citer ne conviennent-elles pas aux écoles de jeunes filles dans tous les pays et dans tous les temps?
M"*"" de Maintenon, on vient de le voir, demande aux maîtresses de de Saint-Cyr le complet oubli de soi-même, une patience inépuisable, un dévouement sans bornes. Se figure-t-elle donc que les forces de ces dames n'ont pas de limites, ou que leur devoir exige 1 aveugle sacrifice de leur santé et même de leur vie? Nullement. Aussi bien quun psy- chologue de profession, mieux peulrêlre, elle sait les rapports du phy- sique et du moral ; elle décrit en traits d une vivacité singulière laffaiblis- sèment que les fatigues exagérées du corps causent à Tesprit , la fâcheuse influence quelles exercent sur le caractère. Elle disait aux Dames, en 1701, dans un entretien où parait toute sa sollicitude éclairée :
Enfin ménagez-vous ; si ce n'est pour la lassitude présente, que ce soit pour celle qui pourrait venir. J*ai été huit jours à me remettre d*une après-dinée où, passant d'une chose à une autre avec nos maîtresses, je demeurai presque tout le jour debout; vous ne serez pas toujours jeunes, mes chères filles. Si, lorsque vous avez été maîtresses, vous avez gardé cette manière de veiller et d agir autour de vos demoiselles , je ne m'étonne pas qu'on ait trouvé les classes fatigantes. Je vois aussi que, quand nos novices ont été là deux heures de suite, (dles n'en peuvent plus : elles sont rouges et enflammées. Savez-vous ce qui arrive ? C'est qu^après s'être fatiguée mal à propos par une mortification mal entendue, on est si lasse le reste du jour qu'on en est de mauvaise humeur et avec soi et avec les autres; car le corps s*épuise et l'esprit en devient plus faible ... Il faut ici du courage et de la discrétion : voilà vos véritables mortifications. Si vos demoiselles voyaient une de leurs maîtresses qui ne mangeât point, qui demeurât toujours dans une posture gênante, qui s'allât enrhumer dans
' Extraits, etc., p. 6, 16 et 17.
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une porte, elles ia canoniseraient sans autre examen, bien qu*eHe ne soit pas la plus sage, au moins en cela; elles seraient au contraire scandalisées d*en voir une qui mange tout simplement ce qu'on lui donne ou qui évite ce qui pourrait Tincom- moder, quand efle le peut sans manquer à ses devoirs. J'espère pourtant que, si Ton tient en cela un juste milieu, elles ne pourront ne pas être édifices de vous voir si simples à prendre les soulagements nécessaires et à ménager vos forces, et si coura- geuses pour les sacrifier, et pour ny pas £aire môme attention dès qu*il s*agit de vos devoirs .
«Tous les esprits n'étaient pas en état de recevoir le même conseil de la même façon. A Torigine surtout, les Dames étaient de provenance et de complexion très diverses. M'*'deMaintenon prenait le ton avec toutes^, » Ainsi parie M. O. Grëard, et pour prouver ce qu il vient de dire, il fait passer devant nous, en une page, une série de portraits moraux de la plupart des Dames, en y joignant la façon dont la grande directrice agissait avec chacune. Je regrette de ne pouvoir reproduire ce charmant morceau. Il démontre que M"* de Mdintenon unissait à merveille à l'ob- servation générale du caractère féminin une pénétrante psychologie individuelle. De là une rare finesse et une véritable originalité dans les jugements qu'elle portait sur les personnes. Quoi de plus heureusement osé cpie ce mot sur M"* de Glapion, la perle de Saint-Cyr : «Ma fille, vos défauts seraient les vertus des autres. » Et comme elle sait approprier son langage à la nature morale des maîtresses qu'elle veut corriger! M"* de Gruel, maîtresse des rouges, c'est-à-dire des plus petites, man- quait de douceur et de souplesse. Lisez la lettre qui lui est adressée; elle n'est pas longue; mais elle frappe juste :
Vous admirez beaucoup trop ce que je fais pour votre classe, mais, tel qu*il est, vous ne Timitez pas assez. Vous parlez à vos enfants avec une sécheresse, un chagrin , une brusquerie qui vous fermera tous les cœurs ; il faut qu'elles sentent que vous les aimez, que vous êtes fâchée de leurs fautes, pour leur propre intérêt, et que vous êtes pleine d'espérances qu'elles se corrigeront : il faut les prendre avec adresse , les encourager, les louer, en un mot il faut tout emfdoyer, excepté la rudesse, qui ne xnèae personne à Dieu* Vous êtes trop d'une pièce, et vous seriez très propre à vivre avec des saints; mais il faut savoir vous plier à toutes sortes de personnages, et sur- tout à celui d'une bonne mère qui a une grande famille qu'elle aime également.
Cette lettre est du 5 mars 1701. Au mois d'avril suivant, M"** de Maintenon écrivait encore à la même maîtresse, mais avec un peu plus de bienveillance, et en se relâchant de sa précédente rigueur, sans tou- tefois la démentir :
Vous ne voulez pas qu^ je vous ménage , et votre zèle pour l'institut vous rend ca-
* ExtraiîM, etc., p. 49*5o. — ' O. Gréard, Introduction, p. lvi.
à.
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pable de tout souifrir pour vous former; c'est sur ce fondement que jagis avec vous. Je vous ai souil'ert un visage triste, sérieux, sec et chagrin, parce que j*ai cru que la peine que vous aviez d'avoir à vous dissiper dans des jours d'un si grand recueil- lement pouvait y contribuer; mais, après Pâques, il faut avoir un ton gai, ou du moins tranquille et des manières d'une bonne mère avec ses enfants.
Dans ces façons de se justifier elle-même et aussi de rassurer et d'en- courager celle qu'elle avait presque réprimandée, M""' de Maintenon met beaucoup d'adresse et d'esprit. Je suppose que M""" de Sévigné aurait parlé autrement; elle aurait dit peut-ctre : «Au mois de mars, je vous ai souffert un visage de carême; mais nous voici en avril, et il vous faut prendre une figure d alléluia. » M"* de Sévigné avait la verve du sentiment et de Tiniagination. Quant à M""* de Maintenon, quoique plus contenue et plus sobre, elle abonde cependant en traits piquants et en égayantes saillies : a Elle a une verve de raison.» Ce mot, parfaite- ment trouvé, est de M. O. Gréard.
Ces maîtresses que M""* de Mainlenon formait, éclairait, redressait ainsi, que devaient-elles enseigner à leurs élèves? Quelle était à Saint- Cyr la part de l'instruction proprement dite? Certes, cette part, selon nos idées actuelles, n'était pas grande. Mais elle parait moins petite, moins réduite, lorsqu'on se souvient qu'il s'agissait d'instruire des jeunes filles nobles, très pauvres et destinées à vivre chichement, en province, à la campagne. Que faire d'une culture d'esprit étendue et raffinée dans une existence étroite , presque indigente ?
L'argent est tout, écrivait la fondatrice, dans le temps où nous sommes, et la guerre n a épargné personne : celles qui ont laissé leurs parents avec deux mille livres de rente n'en trouveront pcut-êlre pas mille; celles qui en avaient mille n'en ont pas cinq cents; celles même qui étaient le mieux ne trouveront pas grand'chose, et le plus grand nombre n*aura rien du tout.
La perspective de ces jeunes filles était un mariage en province, au fond de quelque coin rustique, dans un petit domaine, avec quelques poules, une vache, des dindons, et des dindons pas pour toutes encore : « heureuses les dindonnières ! » Est-ce que l'ambition de briller par le bel esprit, apportée dans un tel ménage, n'en eût pas rendu la médio- crité et l'obscurité insupportables ?M'^ de Maintenon en savait quelque chose , elle qui avait gardé les dindons, une gaule à la main et des sabots aux pieds, chez M"* de Neuillant. Donc, sans refuser aux demoiselles le savoir dont ne doivent pas manquer les honnêtes gens, elle s'attachait à développer chez elles la faculté maîtresse et directrice de toutes les autres, la raison. C'est à la raison qu'elle s'adressait toujours. uVous
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savez, disait-elle, que j'aime mieux persuader que soumettre et qu'on me reproche que ma folie est de vouloir faire entendre raison à tout le monde. » Dans une de ces conversations qu elle rédigeait elle- même et que les élèves récitaient ensuite, souvent en perfection, nous trouvons siu* la raison les belles pensées suivantes, qu'on peut réunir en supprimant le dialogue :
Que les personnes raisonnables sont rares I II semble qu*on trouve plus aisé- ment de fesprit que de la raison. . . L'esprit peul diveriir un instant et la raison nous déplaire quand elle nous contrarie; mais, pour vivre ensemble, la raison est préférable à Tesprit. . . On confond trop souvent la raison avec la sévérité. . . On s'en fait une idée triste, et rien n'est plus aimable que la raison. . . La piété peut sauver sans la raison , mais la piété ferait beaucoup plus de bien , si elle était réglée par la raison. La piété peut prendre le change , la raison ne le prend jamais ; la piété peut être indiscrète , la raison ne le peut cire . . . Les vertus ont besoin de la raison pour agir à propos et pour ne prendre nulle extrémité ... Il est impossible que la raison n'adoucisse et ne gagne même les personnes du monde les plus gros- sières. . . Mais d*oû vient cette raison P Elle vient de Dieu, qui veut bien être ap- pelé la souveraine raison ^
L accent et la forme de ces idées appartiennent bien à M"^ de ]V|^in- tenon. Dans la dernière se fait sentir rinfluence de fauteur du traité sur ï Existence de Dieti^ dont Tillustre institutrice aimait les œuvres au point d'écrire à M"* de Saint-Périer, maîtresse des hleaes : « Lisez et relisez les écrits de M. l'abbé de Fénelon. »
L'instruction était donnée à Saint-Gyr en vue de la future situation so- ciale des demoiselles. En outre, on voulait qu'elle servît beaucoup moins à orner leur esprit qu'à former leur caractère. Pour atteindre ce but rien n'était négligé. Les instructions de la fondatrice k cet égard sont pré- cieuses. Elles n'ont point vieilli : presque toutes peuvent être appliquées aujourd'hui dans les écoles et dans les familles. Nous en citerons seule* ment quelques-unes, et de préférence celles où M"* de Maintenon se montre en avant de son temps. Elle ne fut jamais enivrée de sa haute fortime, et Saint-Simon lui rend cette justice qu'en toute occasion, à la cour, elle s'effaçait. Cette conduite était fondée sur des principes forte* ment arrêtés :
Au nom de Dieu, mes chères enfants, disait-eile un jour à la classe des vertes, ne soyez pas fières, ni hautes; ne comptez pour rien votre noblesse, n'en parlez ja- mais; â quoi vous servirait-elle, si vous n'aviez point de vertu ? N est-ce pas elle qui fait la vraie noblesse? La vertu n'est-elle pas son origine ?. . . Mettez-vous bien dans
^ Extraits, etc., p. 196 et suiv.
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Tesprit, une fois pour toutes, que la noblesse n*est rien sans le mérite, et que c^est au mérite que Ton doit Thonneur, Testime et le respect, en qui que ce soil qu*il se trouve *.
Ello citait des exemples à Tappui de ces leçons, et notamment celui>ci :
Un homme de rien parvint par tous les degrés de la guerre et par son mérite à être général, et ayant un démêlé avec un très grand seigneur, celui-ci lui reprocha quil s*était élevé bien haut étant né dans la boue; Tautre répondit : Il est vrai que je ne suis rien , et je suis bien persuadé que , si vous étiez né ce que j*étais , vous ne seriez pas ce que je suis '.
A cet enseignement si élevé, si libre sur le mérite personnel, se rat- tachaient des leçons non moins équitables et généreuses sur le caractère absolument personnel et non transmissible , celui-là, par voie d'hérédité, des fautes, des crimes, des flétrissures. Françoise d'Aubigné se rappelait sans doute que son père, impliqué dans une ai&ire de faux monnayage, meurtrier de sa première femme, avait passé la moitié de sa jeunesse dans les prisons. Que n'eût-elle pas soufiert si quelqu'im lui eût reproché le déshonneur paternel ! Elle se mettait à la place des filles malheureuses dont les parents n'étaient pas sans tache : elle les défendait. La mère de deux élèves ayant eu la tète tranchée pour crime politique, elle s'oppo- sait au renvoi des enfants, qui lui était demandé, et elle s'indignait à l'idée qu'elles pussent être moins honorées, moins aimées que les autres : «Quoi! s écriait-elle, nous laisserons croire que le crime passe aux en- fiints, et nous ne donnerons pas è nos filles tes vraies idées qu'il faut avoir sur chaque chose I »
Elle voulait fonder la solidité du caractère sur la piété; mais elle entendait, nous lavons dit, que la piété fût réglée par la raison. Elle s'efforce de oréer dans ces jeunes âmes ce que je nommerai , en lan- gage d'aujourd'hui, un équilibre psychologique. Pour elle, il ny a plus d'équilibre dans le caractère lorsqu'il est dominé par ce qu'elle appelle, comme Fénelon, une piété de tntvers, A cette piété déviée elle fait une guerre continuelle :
I^es devoirs dVtat, écrit-elle « sont la véritable piété. 11 n*j a point de haire ni de ctUce qui vaille une occupation bien remplie. Un retranchement de réponses sèclies , fières ai rudes « un sincère abandon au bien d'autrui vaut mieux que tous les jeûnes et que tous les appétits de periectionnement déraisonnable. Une médecine donnée dans robèissaace suivant votre ckaii^e, dans rapotbicaùnerie« kmis sera plus utile eft
' Exinuts, etc.« p. 90. — * Ibidem, p. ^« en note.
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meilleure quune oraison hors d*œuvre , et c'est ce bon esprit-là qiie je voudrais éta- blir dans la maison.
Ce bon esprit-là excluait les raffinements du quiétisme. a On recher- chait, dit M. O. Gréard, les délicatesses de grâce d'état, les ragoûts d*braison ; on était toute l'esprit, ne voulant rien accepter, rien entendre qui n'en portât la marque . . . M"* de Maintenon surveillait le dévelop- pement des dispositions à un mysticisme inquiet. Elle en démêlait ad- mirablement les ressorts cachés . . . Elle savait trouver et n'hésitait pas à en démasquer le fond commun : l'amour-propre, « qui s'épluche pour se satisfaire et qui aime mieux se tourmenter que s'oublier ^ » N'est-ce pas là, sur ïamour-propre, un jugement profond et mordant à la fois? Et quel moraliste a jamais trouvé une formule plus brève et plus incisive que celle-ci : a L'orgueil veut des louanges sans les mériter, et l'honneur veut mériter les louanges. »
n est très vrai qu'à dater de la réforme on fit moins de lectures et l'on discuta moins qu'auparavant sur les textes et sur les auteurs. Mais les entretiens eurent presque constamment pour objet les vérités morales, les vertus, les qualités, les défauts et les vices. En exerçant l'intelligence à se conduire, à se reconnaître dans les questions délicates relatives au perfectionnement de l'âme, il est incontestable qu'on travaillait à l'éduca- tion supérieure de l'esprit. Certes, si la grande institutrice eût vécu de notre temps, elle eût fait à l'instruction proprement dite une plus large part ; mais elle ne Ta point négligée : elle en a seulement un peu trop redouté les effets sur le caractère.
C'est qu'elle appréhendait les enivrements de la vaine gloire, comme du reste elle craignait pour ses filles les troubles que causent toutes les passions. Afin de les en préserver, elle employait un moyen qui répon- dait aux exercices du corps et à la gymnastique d'aujourd'hui, et qui, dans sa pensée , devait en même temps calmer l'esprit et fortifier la santé. Ce moyen , c'était l'activité physique réclamée par un ménage bien tenu :
Comptez, disait-elle aux maîtresses, que c*est procurer un trésor à vos ûUes que de leur donner le goût de Touvrage , car, sans avoir égard à la qualité de pauvres demoiselles qui les mettra peut-être dans la nécessité de travailler pour subsister, je dis que, généralement parlant, rien n est plus nécessaire aux personnes de notre sexe que d*aimer le travail : il calme les passions , il occupe l'esprit et ne lui laisse pas le loisir de penser à mal ; il fait même passer le temps agréablement. L'oisiveté, au contraire, conduit k toutes sortes de maux; je n*ai jamais vu de filles fainéantes qui aient été de bonne vie. ... • Quelles se servent les unes les autres, qu'elles ba-
* 0. Gréard, IntradacHom, p. lv.
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laycnt et fassent les lits, etc., elles en seront plus fortes, plus adroites et plus humbles ^
Elie ajoute qu'il faut bien nourrir les demoiselles, ne pas économiser sur les aliments, ce qui est la pente des communautés, ne pas couper une poire en deux, et, au contraire, savoir donner double portion aux grosses mangeuses. Ces humbles leçons d'économie domestique n'en excluaient pas de plus élevées, qui portaient sur la nécessité des impôts, sur les droits protecteurs, presque sur le libre échange.
Dans le choix opéré par M. O. Gréard, nous avons choisi nous-même des morceaux , des lettres propres ù mettre en évidence le talent péda- gogique de M"' de Maintenon, la méthode grâce à laquelle il s'était dé- veloppé et les résultats qu'il a produits. On peut juger ainsi quelle a été la part a|)portée, deux siècles d'avance, par la grande institutrice, à une science qui semble encore nouvelle aujourd'hui. Mais en lisant ces ex- traits, ne connaissons-nous pas aussi un peu mieux la personne morale? De ce côté, il y avait des ombres à dissiper. Des préventions invétérées, très répandues, pèsent sur la mémoire de M"** de Maintenon. Sont-elles fondées? Au cours de ce travail nous les avons rencontrées devant nous, datant de deux cents ans, et présentement toutes vives encore. M. 0. Gréard les a examinées et combattues pour la plupart. Deux choses sur- tout sont reprochées à M™* de Maintenon : sa participation prétendue à la révocation de l'Edit de Nantes et sa sécheresse de cœur. Sur le pre- mier grief, Voltaire l'absout en disant « qu elle toléra la persécution des protestants, mais qu'elle n'y participa pas. A qui, demande-t-il , fit-elle du mal? Qui persécula-t elfe ? . . . Quel abus odieux fit-elle de son pou- voir ^?)) Le second tort, fortement dénoncé par Michelet, consisterait à n'avoir eu aucune des qualités qui caractérisent la femme. M. O. Gréard oppose à cette seconde accusation une foule de textes où se voit, dans l'institutrice, une mère tendre, dont la sollicitude est toujours éveillée et le dévouement toujours prêt, et une àme tellement portée à s'émou- voir qu'elle réclame elle-même « un rude mors » pour contenir sa sensi- bilité.
Que reste-t-il donc alors contre ce caractère? Il reste un certain manque de charme attrayant , quelque chose d'un peu âpre même dans la bonté, d'un peu tendu même dans l'expansion affectueuse, je ne sais quelle absence d'abandon et d'onction. Soit; maisya-t-il là de quoi infir- mer la valeiu* de ses enseignements, de quoi justifier une aversion d'au^ tant plus tenace qu'elle néglige ou refuse de s'éclairer ?
' Extraits, etc., p. i3o. — * Sapplément aa SUck de Loais XIV.
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édition fut suivie de cinq autres, qui nen ont guère été que des re- productions; répuisement rapide qui s'en fit prouve ie mérite et l'uti- lité de l'ouvrage qu avait conçu Téminent antiquitaire. Mais pendant que son livre se répandait dans le monde studieux, tant en France qua l'étranger, où il était traduit et hautement apprécié, la science des anti- quités orientales poursuivait ses heureux progrès , et lauteur y a lui-même coopéré. Le besoin ne tarda donc pas à se ùàre sentir, de reprendre, dans un cadre agrandi et à laide de matériaux mieux préparés et plus frais, une œuvre qui avait été hâtivement exécutée. Tel fut ie motif pour lequel M. Fr. Lenormant se décida à donner, dans un grand ouvrage, illustré de cartes et de planches reproduisant les monuments originaux, VHùtoire ancienne de l'Orient jnsq a aiix guerres médiqaes, diffi- cile sujet qu'il navait cessé de méditer. L'ouvrage fut de la sorte une neuvième édition de son travail antmeur, et le fruit des nouvelles recher- ches dues à son vaste savoir. La mort vint interrompre le labeur qu'il s-étail imposé ; il fut frappé dans tout l'éclat de son intelligence et toute la puissance de son érudition , comme ces arbres d'une sève vigoureuse et d'un feuillage abondant, que la foudre réduit en un instant à l'état de bois desséché. Un élève du savant archéologue, M. Ernest Babelon, s'est chargé de continuer l'œuvre. Le volume qu'il a joint à ceux de M. Fr. Lenormant lui appartient en propre, mais il s'est aidé, pour le composer, des parties qui y correspondent dans les éditions antérieures de l'ouvrage qu'il avait à achever. Si M. Babelon ne nous apporte pas tout ce que M. Fr. Lenormant nous promettait dans sa préface, il a du moins, en ajoutant un quatrième volume, enlevé à l'ouvrage l'apparence d'un écrit incomplet et inachevé.
L'histoire du peuple hébreu, ou, comme on disait jadis, l'histoire sainte, fut le point de départ des études dont l'histoire de l'Orient est devenue l'objet. Ce petit peuple juif, dont le territoire confinait à de puissants empires, eut une telle importance dans l'évolution religieuse de l'humanité, que c'était avant tout pour éclairer ce qui le concernait qu'on se reportait à Thistoirc de l'Egypte, de la Phénîcie et de la Chaldée. On s'explique donc qu'une histoire ancienne de l'Orient, écrite en vue de l'enseignement classique, ait dû commencer par YHistoire des Israélites. Tel est l'ordre qu'avait suivi M. Fr. Lenormant dans son Manuel publié en 1868, et qui constitue l'une des éditions dont il vient d'être question. Mais, reconnaissant qu'il était plus conforme k la chronologie et à la réa- lité des choses de mettre en tête d'un pareil ouvrage l'histoire des peu- ples dont la civilisation précéda de beaucoup la formation du peuple hébreu, le savant archéologue, dans l'édition agrandie et illustrée qu'il
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HÏSTOmE ANCIENNE DE L*ORlENï. 35
entreprenait, réserva pour ia fin ia partie qui devait traiter des Israé- lites, Malheureusement cette partie n'était pas composée, quand 1 auteur mourut. Au lieu de l'Histoire des Juifs, M. Fr. Lenormant a placé, en tête de son nouvel ouvrage, des prolégomènes donnant un aperçu des origines de la société humaine, des premières migrations des différentes races entre lesquelles se partage notre espèce, de l'histoire du langage et de la classification des langues, de celle de l'écriture, depuis la picto- graphie et l'idéographie jusqu'au système alphabétique. Dans cette in té- ressante introduction, notre auteur s'attache à ne point s'écarter des indications de la Genèse. Catholique, la Bible demeure pour lui im livre révélé, où sont conservées des traditions qu'il n'est pas permis de rejeter. Il se borne à les compléter; il les interprète, au besoin, par des faits empruntés à la science moderne, et pour confirmer l'authenticité des récits bibliques , il les rapproche des légendes que fournissent d'autres religions de l'antiquité et dans lesquelles ces miémes récits semblent re|- paraître, mais altérés, embellis ou confondus entre eux. Il identifie de la sorte diverses traditions des peuples anciens sur les premiers hommes, les patriarches, les géants, le déluge et le paradis terrestre ou berceau primitif de l'humanité. Après avoir interrogé les traditions, M. Fr. Le- normant passe aux données que lui apporte l'archéologie préhistorique, qui, depuis un quart de siècle, a signalé tant de curieux vestiges de l'exis- tence de nos plus lointains ancêtres, de leur industrie et de leurs habi- tations. L'auteur ne s'en tient pas à une interprétation littérale et étroite de la Bible; il prend avec elle plus d'une liberté, et il entend mettre d'accord le témoignage des Livres saints et les résultats des dernières dé- couvertes de la science. Peut-être se serait-il montré plus large encore dans son exégèse, s'il ne s'était senti retenu par la chaîne de l'ortho- doxie, qu'il tend sans doute beaucoup, mais qu'il ne rompt jamais. Aussi pourra-t-oh faive à son ouvrage deux reproches opposés : les uns l'accu- seront de trop de soumission à la Bible, les autres penseront qu'il ne s'en tsi pafs assez affranchi.
Nous n'avons pas à nous prononcer sur ce point, entendant laisser à chacun le libre choix de ses croyances. Nous prendrons l'ouvrage de M. Fr. Lenormant tel que sa foi le lui a fait composer, mais nous ne tious attacherons dans son œuvre qu'à ce qui garde un caraottTe pure- ment scientifique. Elle est trop étendue, même réduite aux parties prin- cipales qui ont seules paru , pour que nous puissions en tenter ici une analyse suivie. Nous nous bornerons, en indiquant le cadre, à signaler ce qui offre le plu5 dé nouveauté , c'est-à-dire l'exposé de ce qui a été le phrs récemment mis en lumière; 'nous y joindrons quelques aperçus
5.
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généraux propres à mieux faire comprendre l'intérêt des matières trai- tées par l'auteur.
Nous avons déjà dit de quoi se composent les prolégomènes; ils rem- plissent tout le tome I. Le tome II commence avec l'histoire de TEgypte. M. Fr. Lenormant s'est fort étendu sur ce beau sujet, que les travaux des égyptologues ne cessent d'enrichir. L'archéologie fertilise de plus en plus la terre des Pharaons, longtemps demeurée pour la science à l'état de désert ; elle en agit h peu près comme le fait le Nil , dont, suivant l'ex- pression d'Hérodote , l'Egypte est un présent. Cette longue vallée, où les eaux du fleuve versent périodiquement la fertilité, est, malgré son peu de largeur, tout un monde , où sont enfouis des trésors que la curiosité des érudits est loin d'avoir, non seulement épuisés, mais reconnus totale- ment. Le sol égyptien n'a cessé de nous rendre, depuis près d'un siècle, les plus précieux monuments d une civilisation dispainie. Ces monuments permettent de la reconstruire pièce à pièce. Sans leurs vestiges, qui ont comme arrêté la ruine des souvenirs, l'aridité régnerait presque partout, pour nous, dans les annales de l'Egypte. Il aurait suffi que le vandalisme des Arabes et des Turcs eût poursuivi le travail de destruction qu'ils ont opéré çà et là, pour que cette histoire de l'ancienne Egypte, maintenant si vivante, fût devenue presque absolument désolée. En desséchant la source à laquelle est due sa fécondité, les sectateurs de l'Islam auraient fermé pour nous les avenues qui nous conduisent le plus loin dans le passé, et par lesquelles nous apercevons presque les débuts de la civili- sation humaine. Us auraient effectué une œuvre comparable à celle dont un empereur d'Abyssinie, qui vivait au xiii* siècle, et plus tard le Por- tugais Albuquerque, eurent l'idée, lorsqu'ils songeaient à détourner le cours supérieur du Nil, afin d'amener la stérilité dans toute l'Egypte, M. Fr. Lenormant a rencontré, dans des ouvrages publiés depuis un demi-siècle, la plus grande partie des éléments par lui mis en œuvre ; il les coordonne habilement. Les mémoires d'Em. de Rougé, les travaux de Lepsius et de Birch, ceux de Mariette et surtout Y Abrégé d'histoire d'Egypte que celui-ci a composé , lui ont été , ainsi que l'excellent résumé de M. G. Maspero sur Y Histoire ancienne des peuples de V Orient, d'une grande utilité. Il leur a fait de larges emprunts.
Pour la partie géographique, M. Fr. Lenormant a trouvé le meilleur des guides dans M. H. Brugsch, Téminent continuateur des recherches et des explorations de Lepsius.
En comparant les informations que nous fournissent sur l'Egypte les auteurs de l'antiquité classique à celles dont nous sommes redevables aux monuments hiéroglyphiques déchiffrés par Champoilion et ses suc-
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cesseurs, on constate que cest spécialement à l'étude de ces derniers que rhistoire d'Egypte doit sa reconstitution. Les données, même les plus circonstanciées, puisées chez les Grecs ne sont devenues réellement intel- ligibles et fécondes que depuis qu on a pu les contrôler, les commenter, les compléter par ce que nous apprennent les inscriptions en langue égyptienne, les peintures murales, les papyrus retirés des hypogées et cette foule d'objets déposés dans les tombeaux. Telle est la remarque que chacun fera, en lisant le chapitre où M. Fr. Lenormant passe en revue les sources de Thistoire d'Egypte. Cette histoire nous reporte cer- tainement à plus de cinq mille ans en arrière , mais pour les premières dynasties pharaoniques et , à plus forte raison , pour l'âge héroïque que la tradition plaçait avant elles, nous n'avons que des supputations bien douteuses et des indications vagues. Toutefois un peu de lumière pénètre graduellement dans ces obscurités do la première période de l'hisîoire d'Egypte, et nous met par là sur la trace d'une chronologie véritable.
Quelque reculée que soit l'époque à laquelle les monuments nous fassent remonter dans la terre des Pharaons, notre œil perce encore plus loin; nous entrevoyons, par delà les plus antiques vestiges de l'écriture égyptienne, un temps qui peut être qualifié de primitif. L'homme avait alors mis depuis peu le pied dans la vallée du Nil, laquelle n'offrait point la physionomie qu'elle affecte aujourd'hui. Ainsi, au défdé de la Khen- nou, un des plus remarquables rétrécissements que présente cette vallée et que les Grecs et les Romains ont connu sous le nom de Silsilis, le Gebel Sebeleh actuel , il exista , jusqu'à une époque postérieure aux établis- sements humains dans la contrée , un puissant barrage naturel , que le fleuve a renversé, après l'avoir lentement usé. Il formait originairement, dans toute la partie de la vallée s'étendant de là jusqu'à Syène, un bassin où les eaux étaient maintenues à un niveau beaucoup plus élevé que celui qu'elles atteignent actuellement. Sur des points qui font maintenant partie du désert, on a reconnu, note M. Fr. Lenormant, des terrasses d'alluvions fluviales, aujourd'hui recouvertes par les sables, et l'on y a recueilli des débris de l'âge de la pierre. Ce ne sont pas seulement les traditions consignées par les anciens , c'est encore letat physique du pays qui nous aide à reconstruire son histoire primitive. Le phénomène annuel de l'inondation a lieu actuellement dans des conditions peu différentes de celles où il se produisait il y a trois ou quatre mille ans. La nature du sol n'a pas plus changé, à quelques exceptions près, que la végé- tation aquatique, qui imprime au pays une physionomie si particulière. «Les arbres, écrit M. Fr. Lenormant, sont en Egypte singulièrement rares, et surtout se réduisent à un très petit nombre d'espèces spontanées.
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comme le sycomore et plusieurs sortes d acacias et de mimosas. En re- vanche, la végétation herbacée annuelle y prend une vigueur et un déve- loppement inconnus partout ailleurs. Le millet ou dourah, par exemple, la canne à sucre, le ricin , y panîennent, en une seule saison , à une hau- teur de 3 et A mètres. Toutes les espèces de céréales y réussissent et y produisent avec une abondance inouïe. Les plantes d'eau ne se voient guère le long des berges du Nil, où la profondeur du fleuve et la force de son courant ne leur permettraient pas de croître en paix; mais les canaux secondaires et dormants, les étangs et les mares que Tinondation périodique laisse derrière elle en se retirant, en sont encombrés^.» Cette végétation aquatique fournissait aussi sa part à falimentation des habitants, qui mangeaient les pousses du papyrus, alors fort abondant dans le Delta, et la fameuse fève d*Egypte dont parle Hérodote et qui était la graine du lotus rose, quon ne retrouve plus aujoui'd'hm que dans rinde. A cette nourriture végétale tirée des eaux et du sol, aussi propre à la culture des légumes qu'à celle des céréales, s'ajoutaient les produits non moins abondants de la pêche, car des poissons et des oiseaux aqua- tiques de toute sorte pullulaient et pullulent encore dans les canaux et les étangs dérivés du grand fleuve nourricier. LEgypte était donc prédes- tinée par sa constitution même îi être un pays d'agriculteurs et de pêcheurs. La vie nomade y dut faire place, dès la plus haute antiquité, à la vie sédentaire, condition indispensable d'une agriculture développée; et la facilité que le régime de l'inondation donnait pour le travail du sol assura à ce pays, depuis les âges les plus reculés, des ressources infini- ment variées, qui le placèrent fort au-dessus des contrées auxquelles il confine. La population s accrut rapidement; l'industrie s'y développa de très bonne heure. Assuré de son existence par un labeur toujours ré- n>unéraieur, le peuple égyptien vit se former dans son sein une classe aisée et intelligente, à laquelle sont dues les premières conquêtes de la science et des arts. La supériorité de certaines classes am^na en Egypte la constitution précoce d'une nationalité puissante, qui étendit son acti- vité aux branches les plus diverses. L'esprit d'observation et d'imitation de la nature s'y manifesta, dès le principe, d'une façon remarquable dans la caste qui avait imposé son autorité. Il lui valut, d'une part, une connaissance assez approfondie des phénomènes célestes, à laquelle se lia le culte rendu aux divinités, de l'autre, une pratique héréditaire des ails plastiques qui enfanta une architecture, une sculpture d'une concep- tion et d'un style d'une grande originalité. L'Egyptien se plut à reproduire
* Fr. Lenormant, t. II, p. ii et 12.
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par le dessin tous les êtres et les objets quil avait sous les yeux; de là lusage de celte écriture symbolique et figurative que nous nommons les hiéroglyphes , et d'où Técriture alphabétique est dérivée.
Les tribus qui, il y a bien des siècles, vinrent s établir dans la con- trée qu arrose le Nil, y trouvèrent donc le germe de la grandeur, de la puissance et de la richesse qui devaient caracténser la nation sortie de leur fusion. Quelle était celte race primitive d où sont issus les Egyptiens? Pour répondre à cette question , il faut se reporter au chapitre x de la Genèse, qui nous présente, sous lapparence d'an tableau généalogique de la descendance de Noé , un aperçu demi-ethnographique , demi-géo- graphique des peuples connus des Ghaldéens, environ deux mille ans avant notre ère. La forme même des noms énumérés dans ce précieux document prouve, comme l'observe judicieusement M. Fr. Lenormant^ quil ne s'agit pas, dans ce passage du hvre hébreu, d'individus, mais de peuples, de pays. La majorité de ces noms affecte une forme plurielle ou duel en un. Quelques-uns sont manifestement des désignations topo- graphiques. Le nom de Kenaan (Canaan), par exemple, donné à Tun des fils de Cham, signifie le bas pays; Misraïm est un duel qui désigne la haute et la basse Egypte. On rencontre même , dans cette prétendue généalogie, des noms de villes; tel est notamment celui de Tsidon (Si- don), attribué à un fils de Canaan. D après le chapitre x de la Genèse, Cham eut quatre fils : Cousch, Misraïm, Pount et Kenaan (Canaan). L'identité de la race de Cousch et des Ethiopiens est certaine, car les inscriptions hiéroglyphiques désignent constamment les peuples du haut Nil, au sud de la Nubie, sous le nom de Cousch, C'est donc une branche de la race couschite qui vînt occuper l'Egypte, et la nombreuse descen- dance que le même chapitre de la Genèse assigne à Misraïm montre qu'à cette branche se rattachaient diverses tribus établies, les unes en Libye, voire même jusqu'en Mauritanie, les autres sur la côte de Syrie et de Phénicie et en Crète^. Les tribus répandues à l'ouest ou au sud du Nil paraissent avoir appartenu à la race que la Genèse appelle Pount La race de Cousch ne représentait pas, au reste, les seuls Éthiopiens; elle embrassait, dans la haute antiquité asiatique, une population bien au- trement étendue.
' Fr. Lenormant, 1. 1, p. 364 peuples ne sorte pas de la souche cous-
Les Pelischthim, ou Philistins , sont cliite; peut-être s^étaient ils croisés avec
en effet mentionnés, avec les Kaphtho* elle. (Voir Fr. Lenormant, 1. 1, p. 370
f^ ou insulaires de la Crète (Kapktar), et 271.) — Les Lehabim, issus de la
dans la descendance de Misraïm, quoir même souche, sont les Libyens, que la race à laquelle appartenaient ces
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Laissons parier ici M. Fr. Lenorinant : uLe nom de Coasch dans la Genèse, comme celui d Éthiopien dans la géographie classique, possède un sens bien plus étendu. Avec les habitants non nègres du haut Nil, il embrasse tout un ensemble de populations étroitement apparentées entre elles par le type physique, sinon par le langage, qui s étendent le long des rivages de la mer d'Oman , de la côte orientale de TAfrique aux em- bouchures de rindus. Nous en avons la preuve par la liste que le texte biblique donne ensuite des fils de Cousch, c'est-à-dire des sous-familles que son auteur rattachait à la famille principale. Cette liste suit un ordre géographique! parfaitement régulier d'ouest en est^ Ladite liste nous conduit, pour l'extension des peuples de la souche de Cousch, jusqu'à la frontière de la Gédrosie, où les écrivains grecs placent leurs Ethiopiens orientaux ou asiatiques, semblables d'aspect aux Ethiopiens africains; et, de là, nous gagnons l'Inde, dont les anciennes traditions nous parle- ront d'un peuple brun de Kauçikas, habitant le pays antérieurement à l'arrivée des Aryas et absorbé par eux, peuple dont le nom offre une bien remarquable coïncidence avec celui de Cousch. »
Le nom de Alisraim, par lequel les Hébreux désignaient l'Egypte, n'était pas celui que lui donnaient les habitants^. Il a prévalu chez presque tous les Sémites; on le retrouve, sous une forme légèrement altérée, dans celui de Moaçour ou Miçir, appellation de l'Egypte chez les Assyriens, et dans le nom de Moadraya, sous lequel ce pays était connu chez les Perses. Les Arabes appliquent encore actuellement le nom de Miçr, soit à la capitale de l'Egypte, soit à l'Egypte entière.
Entre les enfants que le chapitre x de la Genèse assigne à Misraïm, se place au premier rang Loadim, autrement dit les Loud ou fiood, dans lesquels il faut voir les Egyptiens proprement dits, qui se désignaient dans leur langue par le nom de Rot ou Lot y c'est-à-dire la race par ex- cellence. Après eux viennent les Anamim, identiques aux 'Anon des mo- numents égyptiens, population qui, aux âges historiques, apparaît frac- tionnée en divers tronçons, répandus ça et là; elle a laissé son nom aux villes d'Héliopolis (en égyptien 'An), de Tentyris ou Dendérah (appelée aussi quelquefois 'An) et de Hermonthis {^An-res, la 'An du Sud).
* Voir Fr. Lenormanl, t. I, p. 266 à Ce qui explique la forme duel du vocable a68 , pour la liste de ces noms avec leur Misraïm , c est que f Egypte apparaît , dès ideiititication. les premières dynasties, divisée en pays
* Les Egyptiens donnaient à 1cm* pays du Nord (To-mera) et en pays du Sud lenomdeiCe/im{t(X9^fAi,;^);fi/a),quipeut (To-res), Voir Maspero, Histoire an- étre rapproché du nom de Cham, en cientbe des peuples de l'Orient, p. 19. hébreu on» donné parfob à rÉgypte.
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Le même chapitre x mentionne encore, parmiles enfants deMisraïm, les Naphtouhiniy qui sont visiblement les habitants de Memphis, dont le nom sacerdotal indigène était Na-Phtali (de domaine du dieu Phtah», et les Pathrousim, qui doivent avoir été les habitants de la Thébaïde, contrée que les Egyptiens nommaient P-to-res, c est-à-dire aie pays méri- dional ))^
La population qui occupa TËgypte n avait donc pas, dans le prin- cipe , l'unité qu'elle présenta par la suite ; cette unité se manifeste tou- tefois déjà à une époque fort reculée, comme il ressort des monuments de la iv'etde la v* dynastie. L'origine hétérogène de la nation égyptienne, M. Fr. Lenormant l'établit clairement par ce qu'il rapporte dans un des chapitres du tome IP. L'unité d'écriture dut contribuer notablement à la fusion des populations fixées sur les bords du Nil; elles se façonnèrent, sous une théocratie savante et le gouvernement de rois puissants , à une organisation politique et religieuse que la suite des siècles ne fit que fortifier et uniformiser davantage. Le culte de chaque nome, tout en étant rattaché au fond commun de croyances qui constituait la religion nationale, eut cependant ses rites propres et des dieux spéciaux. Quelques- imes de ces provinces se sont parfois détachées de la monarchie princi- pale, à la suite 4e révolutions et de guerres intestines; de là des dynasties collatérales, mais, au moins pour la dernière période, les généalogies royales ne présentent qu'une succession unique, celle que nous a don- née Manéthon. Malheureusement, la chronologie faisait défaut dans son livre, et l'on n a pu encore arriver à établir année par année la longue liste de dynasties qu'il contenait. Un tel travail est à peu près impossible, puisque les Égyptiens n'avaient pas de chronologie précise ; l'usage d'une ère fixe leur était inconnu; ils ne comptaient que par les années du roi régnant; et ces années n'avaient point de jour initial constant; elles partaient, tantôt du commencement de l'année dans laquelle était mort le roi précédent, tantôt du jour des cérémonies du couronnement de son successeur^. Tout ce que l'on peut affirmer, c'est que la suite des annales que déroulent sous nos yeux les monuments de l'Egypte em- brasse une durée qui ne saurait être évaluée à moins de trois mille ans, et qui, vraisemblablement^ dépasse de beaucoup ce chiflFre.
' Voir Fr. Lenormant , p. 269 : ■ Deux nier rameau , les Anoa-Kens des inscrip- dc ses rameaux gardërenr, pendant un tions égyptiennes, que fauteur du do- certain temps après les autres , une vie cument ethnographique de la Genèse a propre , l'un dans une portion de la pé- eus en vue. »
ninsule du Sinaï, fautre en Nubie; ce * Voir Fr. Lenormant, t. II, p. 47 et
sont probablement les gens de ce der- suiv. — ^ Ibid., t. Il, p. 34.
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IHPIIVCtlE HATIOIALI.
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M. Fr. Lenormant énumère les sources que ^ous pouvons aujour- d'hui interroger pour recomposer cette histoire : récits des écrivains classiques, Hérodote, Diodore de Sicile, Manéthon, le papyrus royal de Turin, la salle des ancêtres de Kamak, les deux Tables d*Abydos, la Table de Saqqarah, puis les innombrables monuments se rappor- tant à rhistoire dune seule dynastie ou d un seul règne.
On sait que c'est h un personnage auquel les Grecs donnaient le nom de Menés, et que les Égyptiens appelaient Mena , que la tradition faisait remonter la fondation, en Egypte, de la monarchie unitaire, au delà de laquelle on ne rencontre plus que fables et ténèbres. M. Fr. Lenormant s'efforce cependant d'en tirer quelques lueurs qui puissent éclairer les débuts si obscurs de la société égyptienne. Menés est représenté comme originaire de la ville de Teni, dont la moderne Girgeh occupe, selon toute apparence, l'emplacement. On lui attribuait, au dire d'Hérodote, des travaux qui modifièrent le cours du Nil, et eurent pour résultat de mettre à sec le lieu où s'éleva Memphis. La digue colossale qu'il con- struisit, en vue d'assécher le terrain, subsiste encore aujourd'hui sous le nom de digue de Qoschéisch; elle continue à régler tout le régime des eaux de cette région. Le nom de la cité bâtie par Menés fut Man-nofri, ce qui signifie en égyptien « la bonne place » ou « le bon port ». C'est de ce vocable que les Grecs ont fait Memphis. La ville fut placée sous le patronage du dieu Phtah, identifié par les Grecs à leur Hephaestos (Vulcain), dont Mena lui-même fonda le grand temple; elle reçut, pour oe motif, le nom sacré de Hâka-Phtah, c'est-à-dire «la demeure de Phtah».
Dans le tome II de son ouvrage, M. Fr. Lenormant nous fait l'histoire des successeurs de Menés; il y passe en revue les dynasties pharaoniques jusqu'à la fin de la xxvI^ dite saîte, à laquelle mit fin la conquête perse. Le volume suivant complète les annales de fancienne Egypte par un aperçu très nourri des institutions, de la législation, de l'industrie et du commerce, des mœurs et des coutumes, de la litté- rature et des sciences, de l'écriture, de la religion, du culte, en particu- lier des rites fiméraires, des arts et des monuments dans l'Egypte, au temps des Pharaons.
Si Ion rapproche la part faite à l'Egypte, dans cette neuvième édi- tion, de celle qui lui avait été accordée dans les précédentes, on consta- tera que M. Fr. Lenormant a, dans sa dernière édition, grandement développé le sujet. L'histoire d'Egypte embrasse tant de siècles, que l'abrégé même le plus succinct qu'on en puisse donner réclame encore bien des pages. Notre auteur n'a pas voulu, au reste, s*en tenir à un pur
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résumé , car il lui aiu^ait été difiBcile d y indiquer les plus réceots progrès de Tégyptologie. Ses travaux antérieurs lont tout naturelle- ment amené à faire dans son ouvrage, à TEgypte, une place con- sidérable.
Les études égyptiennes avaient fait , pour M. Fr. Lenormant , en quelque sorte partie de son éducation classique. Formé par un père qui fut le disciple et le compagnon de Ghampollion , il puisa dans les leçons pa- ternelles le goût de Tégyptologie, et il associa de bonne heure, comme lavait fait Charles Lenormant, la méditation des textes hiéroglyphiques à la poursuite des autres branches de larchéologie ancienne, qu'il a oolti- vées avec une infatigable ardeur et où ses forces se sont épuisées. Nous ne devons donc pas nous plaindre de la large place attribuée à TÉgypte dans louvrage ici examiné. M. Fr. Lenormant a en cela pris pour modèle Hérodote, qui, sur les neuf livres de son immortel ouvrage, en consacre plus d un à l'Egypte. Mais, mieux informé que ne Tétait Fécrivain d'Hali- camasse, quoique ayant vécu plus de deux mille deux cents ans après lui, le savant archéologue, à la suite de ses devanciers, rectifie bien des erreurs commises par le' Père de l'histoire. L une des plus énormes est, comme on sait, fanachronisme commis à T^ard des rois qui bâtirent les grandes Pyramides, anachronisme relevé depuis longtemps. En présence de 4îes gigantesques témoins de la iv* dynastie , dont la construction accuse déjà un art si avancé, Hérodote na pu supposer qu'ils eussent élé élevés., plusieurs siècles avant Tépoque où la puissance égyptienne s'é- tendait jusqu en Asie, et y laissait des monuments de ses conquêtes.
M. Fr. Lenormant a résumé ce que Ion sait aujourd'hui des py* ramides de Gizeh, qui sont dues aux rois Khoufou (le Ghéops d*Hé* rodote et le Souphis de Manéthon), Kha-f-Rà (le Ghéphrén d'Hérodote, le Souphis n de Maoéihon), et Men4:é-Ra (]e Myoérinos d'Hérodote et le Menchérès de Manéthon). C'est en se guidant de préférence par les monuments, sans perdre le fil que lui fournit Manéthon, que notre auteur esquisse i'iustoire des dynasties qui appartiennent à l'ancien em- pire. Les textes hiéroglyphiques ont sauvé de l'oubli qui pesa sur eux pendaiEit de longs siècles nombre de ces rois, dont quelques-uns avaient pourtant été de puissants monarques. Tel est le cas pour un prince de la vi"* dynastie que les inscriptions appellent Meri - Ad - Papi, fils et sucoesieur du roi Âti. Il a dû régner sur l'Egypte entière, car ses monn- menls apparaissent en des lieux fort éloignés les uns des autres , depuis Syène jusqu'à Tanis^. Dès cette époque, des tribus nègres sont men-
* Fr. Lenormant^ t. U, p. 90. .
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tionnécs par les inscriptions hiéroglyphiques, tribus qui étaient établies au sud de la seconde cataracte du Nil. Meri-Rà-Papi en châtia les inciu*- sions, et les prisonniers qu'il fit sur elles, il les incorpora à ses propres troupes, pour les envoyer combattre les Herou-Schâ , peuple qui occu- pait alors le désert situé entre la basse Nubie et la mer Rouge, c est-à- dire le pays actuel des Bicharis. Des tribus nègres confinaient donc, au temps de la yf dynastie, à la frontière méridionale de l'Egypte, et habi- taient la contrée où les témoignages postérieurs placent les Ethiopiens couschites.
Selon toute apparence, une population nègre avait précédé, dans la vallée du Nil , la race de Misraïm , avec laquelle elle a du se croiser au début. Telle est Topinion à laquelle se range, avec d autres égyptologues, M. Fr. Lenormant, qui signale, comme provenant de cette race méla- nienne primitive, les débris d armes et d'engins en pierre que recèle en Egypte le sol quaternaire ^ Les monuments contemporains parient d autres expéditions de Meri-Râ-Papi. Il fit ouvrir la route qui conduit à travers le désert de Qéneh, dans la haute Egypte, au port de Qoçéyr; il y établit des stations et y fit creuser des puits pour abreuver les cara- vanes.
Dans la région du Nord, le même Pharaon reprit, sur les Amou ou nomades sémites, les mines du Sinai, qu'avaient perdues ses prédéces- seurs; il s en assura la possession par de brillantes victoires. L agricul- ture fut florissante sous ce règne , et une ville nouvelle fut fondée dans le Fayoum. Le temple de Hathor à Dendérah, construit une première fois dans la période des Schesou-Hor, fut magnifiquement rebâti sur les pians primitifs, que Ton parvint à retrouver.
Voih\ tout un chapitre de Thistoire d'Egypte dont les auteurs grecs ne nous avaient dit mot; il peut servir de spécimen de ce que nous devons, pour la reconstitution des annales égyptiennes, aux documents hiéroglyphiques. Ce règne glorieux de Papi V n'a pas duré moins de vingt années, et au nom de ce Pharaon il faut associer celui du grand ministre qui le seconda, Ouna, dont Mariette a retrouvé à Abydos la sépulture, portant une inscription qui nous en donne la biographie abrégée.
«Cette épitaphe relate, écrit M. Fr. Lenoimant^, les grands travaux de la construction de la pyramide que le roi Montli-em-sa-fi I"(Menthé- souphis) se fit, suivant l'usage, élever de son vivant, et le transport fort difficile de l'énorme bloc de granit, tiré des carrières de Syène, qui
' Fr. Lenormant, t. II, p. gS. — ' Fr. Lenormant, t. II, p. gS.
HISTOIRE ANCIENNE DE LORIENT. 45
devait y former le sarcophage. La découverte et louverture de celte py- ramide, située à côté de celle de son père Meri-Râ-Papi , sur un plateau du désert à l'ouest de Saqqarah, a été le dernier fruit des recherches de Mariette , bien peu de joiu^s avant sa mort. »
Les indications que nous fournissent, pour la vf dynastie, les in- scriptions hiéroglyphiques suffisent à donner une idée de la puissance et de la richesse que présentait déjà alors TEgypte. L'art de Tépoque des premiers Pharaons avait atteint son apogée, et les statues retirées des tombes datant de cette dynastie sont admirables par la finesse de lexécution et la vérité de lexpression. A ces temps de prospérité parait avoir succédé une longue période d abaissement, de misère et de luttes intestines. De la fin de la vi' dynastie au commencement de la xf , Mané- thon compte quatre cent trente-six ans , pour lesquels les monuments nous font défaut. Peut-être, pendant cette période, une invasion étrangère eut-elle lieu et amena-t-elle la ruine de la première civilisation égyptienne. «Il est à noter, écrit M. Fr. Lenormant, qui reproduit ici Topinion d un de ses informateurs, qu'en comparant les squelettes tirés des tombeaux antérieurs à la vi* dynastie et des momies postérieures à la xi*, on obsen^e, dans la forme des crânes, des différences assez sensibles, pour donner à croire que la population a dû être, dans Tintervalle, profondément mo- difiée par l'introduction dun élément nouveau. C'est dans la Thébaïde que renaît TÉgypte, effacée pendant quatre siècles de la mémoire des hommes. Thèbes prend la place de Memphis , et son culte réduit celui de cette vieille capitale à n'être plus qu'une religion provinciale. » Voilà ce qu'expose notre auteur, en empruntant fréquemment les aperçus qu'offre le savant ouvrage de M. G. Maspero, qui, pour les périodes suivantes, lui a servi, le plus ordinairement, de guide. Nous n'accompa- gnerons pas M. Fr. Lenormant dans le long exposé qui met le public lettré au courant des découvertes faites sur les bords du Nil , jusqu'au moment où l'éminent archéologue écrivait les pages si substantielles qu'il consacre à l'histoire des Pharaons. Il subsiste dans cette histoire natu- rellement bien des obscurités, surtout en ce qui touche la période que l'érudition moderne désigne sous le nom de moyen empire égyptien, et qui commence avec la xi* dynastie; l'Egypte parait, durant cette pé- riode , avoir été fractionnée en plusieurs principautés et en proie à des invasions incessantes venues du Nord. La xf dynastie est marquée parle règne des Antew ou En-t-ef, dont le nom avait pénétré jusqu'en Grèce et fourni le thème d'une célèbre légende de sa mythologie. Laissons ici parier M. Louis Ménard, qui présente sur ce point des aperçus que ne donne pas notre auteiur : «Le nom d' Antew est devenu, dans la my-
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thologie grecque, celui d'Antaios, géant libyen, fils de la Terre; at- taqué par Ilérakiès, il renouvelait ses forces, en touchant du pied sa mère; le héix»s grec rétouffa, en le soulevant dans ses bras. Dio* dore de Sicile fait d'Antaios un gouverneur de la Libye, sous le règne d*Osiris. La ville de Dow, dans la haute Egypte, est appelée Antaio- polis ^ »
Plusieurs des règnes de Tancien et du moyen empire ne sont encore représentés pour nous que par quelques courtes éaonciations , et la connaissance que nous avons de Texistence de ces souverains est due, en grande partie , au hasard des découvertes. Il est tel règne auquel bien des pages devraient être consacrées, et dont nous ne pouvons encore tra- der que quelques lignes. C'est le cas pour le règne presque séculaire de Papi II , dont aous ne savons presque rien , quoique le nom de ce Pha- raon se lise dans de nombreux cartouches. Les textes épigraphiques nous apprennent seulement que dans la onzième année de ce règne , les troupes égyptiennes curent à repousser les barbares asiatiques, qui menaçaient de nouveau les exploitations des mines de cuivre du ^inaï.
Dès la xii'' dynastie, l'Egypte a repris son «ssor et poussé au loin sa domi- nation. Cette dynastie, originaire de Thèbes, comme toutes celles du moyen empire» dura deux cent treize ans; die représenta pour TEgypte, ainsi que le note M. Louis Ménard , dont nous venons de mettre à contribu- tion lexcelient résumé, une période de puissance militaire et d activité in- dustrielle. Les rois de cette dynastie, qui s appellent tous Aipenhema ou Ousonbesen, établirent leur empire, au nord-est, sur TArabie Pétrée; au midi , sur le pays de Cousch , c'est-à-dire sur la Nubie ou la basse Ethiopie. On trouve des traces de leur domination jusqu a la seconde ca- -taracl)e. La tradition accumula , de siècle en siècle , sur les jioms de oes rois conquérants, les principaux exploits de leurs successeurs et promena ieurs armées victorieuses jusque dans la Bactriane et Tlnde ; c est ainsi que se formèrent les légendes de Memnon et de Sésostris. A cette même époque remontent les grands travaux du lac Mœriâ, vaste réservoir si admirablement imaginé pour régler l'inondation du Nil et remédier tour h tour, soit à un débordement trop abondant, soit à une crue in- sufTisimte. C'est près de ce lac, que s'élevait ce mystérieux et étonnant édifice, appelé le palais du bord du lac ^ en langue égyptienne: lope-ro- horent, nom dont les Grecs ont fait labyrinthe, et qui excita, encore plus que les pyramides , Tadmiration d'Hérodote.
* Voir Louis Ménard, Histoire des anciens peaples de FOrient, p. 43. Cet ouvrage a paru la même tnnée (1882) que le tome 11 de 1 ouvrage de M. Fr. Lenormant.
HISTOIRE ANCIENNE DE L'ORIENT. 47
La domination des Pasteurs arrêta ce nouvel essor. Elle représente en partie une période de ruine et de destruction , dont on constate encore anjourd'bui les traces. La barbarie naccompagna pourtant pas par- tout cette conquête étrangère. Les rois pasteurs pourraient bien avoir fait pour un temps ce que firent beaucoup plus tard les rois perses et les Ptolémées, qui adoptèrent, en tant que princes du pays, le culte et ies usages égyptiens, et y continuèrent, tout en les modifiant, ies tradi- tions de lart et de l'industrie.
Cette invasion des rois pasteurs ou Hycsési comme les appelle Mané- tbon, soulève encore bien des problèmes qui n ont point été résolus; elle nous fournit, pour une époque très reculée et sur une grande échelle, un premier exemple de la conquête de TEgypte par ces tribus asiatiques» arabes, hittites (khéta), syriennes et autres, qui nont pas cessé de péné- trer tantôt par grandes masses, tantôt par petits groupes, dans la région qu arrose le Nil, et que les voyageurs modernes mentionnent sous le nom de' Bédouins , comme venant exercer des déprédations en Egypte. Il existait d'ailleurs, dès la jJus haute antiquité, un antagonisme profond entre les tribus nomades auxquelles appartenaient les Hycsôs et les po- pulations agricoles et sédentaires, telles qu*était celle qui habitait TÉgypte et qui se rencontrait dans une partie de la terre de Canaan. La Bible offre plus dun passage attestant cette inimitié; elle apparaît, dès ies premières pages de la Genèse, dans lopposition de Caîn et d'Abel et la malédiction dont Cham est frappé.
M. Fr. Lenormant pense que Finvasion des Hycsôs se rattache à un vaste mouvement de populations amené par l'irruption des Elamites dans la Chaidée et la Babylonie. La principale de ces migrations serait celle des Cananéens, qui auraient quitté leur patrie d origine pour venir s'établir dans la Palestine, fait qui était encore récent, lorsque Abraham y arriva lui-même avec sa tribu. Dans cette hypothèse, l'invasion de rÉgypte aurait été comme le dernier terme et le dernier flot de ce grand courant de nations, comparable aux invasions barbares de la fin de l'em- pire romain ^
Avec la xv' dynastie se réveillent la puissance nationale et la royauté indigène. Une famille de princes thébains organise la défense dans la haute Egypte, et y tient tête, pendant deux siècles environ, aux Pas- teurs, maîtres de la basse et de la moyenne Egypte. Une longue période de silence s'observe encore après ces années de résistance. Selon Mané- thon,les Pasteurs auraient ensuite exercé , pendant deux siècles, sur tout
* Fr. Lenormant, t. JI, p. làb.
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le pays, une domination incontestée. Les belles fouilles de Tanis dues à Mariette ont démontré que les derniers rois pasteurs avaient relevé, dans les temples qu'ils reconstruisaient, les statues d'âges antérieurs provenant des édifices religieux renversés dans les premiers moments de Tinvasion , en y gravant seulement leurs noms comme une nouvelle consécration.
Avec la xvn' dynastie, originaire de la Thébaïde, commence la lutte qui doit finir par l'expulsion des Pasteurs et labolition du culte de leur grande divinité, Soutekh, que remplace celui du dieu égyptien Amoun ou Ammon. Nous sommes ici sur le seuil du nouvel empire , qui s'ouvre par la xvni* dynastie, et dont nous pouvons assez com- plètement retracer l'histoire, grâce à l'abondance des textes hiérogly- phiques et des monuments. M. Fr. Lenormant, dans les nombreux chapitres où il traite de cette troisième période, n'a eu le plus souvent qu'à résumer ce qui avait été écrit avant lui. Nous nous arrêterons donc ici, en ce qui touche la partie de son livre consacrée à l'Egypte, et nous remettrons à un second et dernier article Texamen du tome IV, c'est-à- dire de la partie de l'ouvrage qui a pour auteur M. E. Babeion. Disons tout de suite, en finissant, qu'alors même qu'il écourte forcément des annales dont la longueur est de nature à effrayer ceux qui ne veulent prendre qu'une connaissance superficielle des choses, M. Fr. Lenormant ne néglige rien de ce qui peut donner une idée exacte de l'Egypte, aux diverses époques qu'elle a traversées.
Alfred MAURY.
[La saite à an prochain cahier.)
EPÏSTOL.E PONTIFrCUM ROMANORUM INEDITyE. 49
EpistoljE poNTiFicuM RoMANORVM ineditjE. Edidii S. Loewenfeld,
Lipsiae, i885, p. vi-288, in-8'*.
TROISIÈME ET DERNIER ARTICLE ^
Nous avons déclaré notre penchant pour Alexandre III, ce pape lettré, vigilant, courageux, qui, d abord assailli par une vraie multitude d'ennemis, les dompta tous en détail, même les plus fiers et les plus puissants, et mourut, après un long pontificat, avec la meilleure re- nommée. Son successeur, Luce III , nous intéresse beaucoup moins. Il était, suivant les historiens, très bien né, mais d'une instruction mé- diocre ; il avait même, dit-on, le goût des richesses et ne se faisait pas scrupule de les mal acquérir. Un poète satirique, qui fut son contem- porain, a comparé sa rapacité à celle de son homonyme, le brochet :
Lucius est piscis, rcx at(]ue tyrannus aquarum,
A quo discordât Lucius iste parum. Dévorai hic liomines, hic piscibus insidiatur;
Ësurit hic semper, hic aliquando satur. Amborum vitas si laiix squata levaret.
Plus rationis habet qui ratione caret '.
Les poètes satiriques ne mérilent pas une entière confiance, et, de plus , il faut le reconnaître, Tattrait du calembour est puissant. Pensons donc quon a, sur ce point, plus ou moins calomnié le successeur d'Alexandre. Quoi qu'il en soit, il ne fit pas, comme pape, grande figure. Chassé de Rome par les Romains, poiu* n avoir pas voulu s engager, suivant Tusage, à respecter leurs coutumes, cVsl-i-dire leurs libertés civiles, il supporta mal cette disgrâce, dont il ne pouvait accuser que lui-même; il s'aigrit, s*assombrit, devint morose et violent. Nous trouvons l'aveu de sa pro- fonde tristesse dans une des premières lettres que nous offre le recueil He M. Loewcnfeld. Cette lettre, du 1 5 juillet 1 182, est à l'adresse des religieux de Citeaux. Admis, dit-il, dans leur ordre par le bienheureux
Voir les cahiers de septembre et de aussi n* 8427, fol. 1 v*. M. Dclisie n
novembre i885, p. 538 01676. publié ces vers, avec de légères dilTé-
Vers cités par Jean de Garlande rences, d'après la Chroni(|ue de Frau- dons ses Mquivoca, ms. latins de la çois Pippino, dans sa notice intitulée : Bibl. nat., n" 8447, fol. 12 v'. Voir Le poète Primat, i^.^.
lyt-KIMCNlL 5iri09ALC.
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Bernard , très humblement et très dévotement il leur demande de prier pour un ancien confrère , à qui de grands devoirs donnent de grands ennuis. Toute la première partie de cette lettre peut être laissée décote; elle est d'un chancelier trop adonné à la culture du style emphatique. Mais la seconde est évidemment d*une autre main ; le bel esprit a dis- paru, et Técrivain qui tient la plume est un pape mélancolique, exilé depuis quatre mois et ne devant plus avant sa mort, dont il parle déjà, la croyant prochaine, revoir sa ville de Rome, le siège traditionnel de sa double puissance. On ne lit pas cette fin de lettre sans quelque émotion. Mais c'est un attendrissement qu'on est bien près de se reprocher quand on voit ce pape au cœur dur ayant pour souci principal, durant son exil, d'organiser une formidable persécution contre les Humiliés, ou Vaudois, ou Pauvres de Lyon, ces prétendus hérétiques, dont tout le crime était une dévotion outrée. Cest à lui, dit Tabbé Fleury, qu'on doit l'Inquisition. Il est constant quil a, dans le concile de Vérone, dicté son code de procédure.
Les lettres connues de Luce in sont très nombreuses. M. Loewenfeld en a néanmoins trouvé vingt-six nouvelles, dont quelques-unes con- tiennent des renseignepients utiles.
A la prière de Thibaud, comte de Blois, les religieux de Marmoutiers avaient nommé son chancelier écolâtre de Saint-Martin-du-Val , à Char- tres, un de leurs prieurés. Mais celui-ci, ne pouvant à la fois remplir les devoirs de ses deux charges, avait loué Tune d'elles, la maîtrise; ce que le pape blâme, jugeant ce trafic déshonnête (p. a 1 6). Il est, en eflfet, vraisemblable que le maître locataire se faisait, pour le moins, indem- niser par ses élèves de la somme exigée par le chancelier. Or les con- ciles avaient décrété que tout enseignement distribué par TEg^ise devait être gratuit. Il ne paraît pas qu'on leur ait en cela toujours obéi. Un abbé de Saint-Martin de Tours, Adalard, nous atteste que, de son temps, c'est-à-dire vers le milieu du ix* siècle, c'était déjà la coutume que les maîtres fussent payés par les écoliers, et, bien qu'il déclare cette coutume (( abominable ^ » , nous avons lieu de croire que , dans les siècles suivants, elle gagna du terrain au lieu d'en perdre. Peut-être la cour de Rome a-t-elle feint souvent d'ignorer ce qu elle ne pouvait réprimer. Toutes les fois du moins qu'on la mise en demeure de le faire, elle s'est fermement prononcée pour le principe canonique , la gratuité de renseignement.
Une lettre du i g mars 1 1 83 (p. 2 1 3) relate un fait qui paraîtra sin-
» Gall christ., t. XIV, col. i64.
t
EPISTOL.*: PONTIFICUM ROMANORUM INEDIT^E. 51
gulier. L'église de Laon, qui n était pourtant pas une église considé- rable, avait un chapitre composé dau moins quatre-vingts chanoines ; pins quam octoginta, dit ie pape. Ils étaient si nombreux qu on n'en sa- vait pas le chiffre exact. Eh bien 1 pas un de ces quatre-vingts chanoines nétait prêtre. Plus d*une fois on les avait invités à se laisser ordonner; ils ne lavaient pas voulu. Le sacerdoce leur eut imposé des devoirs dont il leur convenait mieux d être affranchis. Dotés de riches prébendes et menant le grand train des seigneurs séculiers, ils ne pouvaient se rési- gner à subir les tracas du ministère pastoral. Il fallait cependant modifier de quelque façon cet état des choses. Le pape décide donc, sur la pro- position de Tévéque Roger, que, des vacances survenant, douze pré^ bendes vacantes seront attribuées à des chanoines pourvus de la prêtrise» Ce n'est pas de trop, ajoute le pape (p. ai 3). Sur oe point on ne le contredira pas.
Tous ces détails instructifs sur les coutumes, sur les mœurs, ne les cherchez pas dans les chroniques. Mais ils abondent dans les lettres des papes. Lhistoire vraie de la société civile , au moyen âge , sera toujours imparfaitement connue, à cause de la rareté des documents. Mais pour écrire même amplement , sans lacunes , celle de la société religieuse , les lettres des papes suffiraient. Nous traduisons littéralement la suivante : «Luœ, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à ses chers fils, Pierre et les religieux de Saint-Nicolas de Blanche-Lande, salut et bénédiction apostoliquCi II est venu à notre connaissance, par quelques rapports, que presque tous vos prêti^s étant mariés, suivant la mauvaise coutume du pays, et ayant des fils, lorsque vous ne permettez pas à ces fils de succéder à leurs pères, comme par droit héréditaire, dans les églises de votre dépendance, ils s entendent avec des archidiacres ou des laïques et s efforcent d occuper ces églises, soit parla puissance des uns, soit par les machinations irauduleuses des autres. Or, les canons réprouvant lexer- cice du droit de succession en ce qui regarde les églises et les bénéfices ecclésiastiques, sous la menace de lanathème nous défendons aux fils de prêtres de remplacer immédiatement leurs pères dans les églises de votre dépendance , admettant toutefois une exception en faveur de telle personne qui vous semblera Tavoirmériiéepar sa science ou la régularité plus qu'ordinaire de ses mœurs. . . (p. a 1 4). » Cette lettre est du a 8 mars 1 i8âi» et cette abbaye de Blanche-Lande, dont les religieux désapprou- vaient la transmission de leurs églises par voie d'héritage , n était pas aux confins du monde, dans quelque région encore barbare où les décrets de Grégoire VII avaient difficilement pénétré ; elle était en pleine Nor- mandie, non loin de Coutances. Or les chroniques ne disent pas que.
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vers la fin duxii* siècle, au diocèse deCoutaiices, presque tous les curés, pêne omîtes, étaient mariés, et, quand elles le diraient, on hésiterait à les croire. Mais lorsqu'un pape atteste le fait, on n en peut douter. En outre, qu'on le remarque, s'il condamne la coutume, il transige avec elle. Les fils (les curés pourront bien, il l'admet, desservir un jour les églises ad- ministrées par leurs pères, mais quand ils en auront été régulièrement pourvus par l'abbé de Blanche-Lande; le droit héréditaire qu'ils s'arro- gent, ils ne l'ont pas. La lettre a donc pour unique objet de nier ce droit prétendu. Tout cela, sans contredit, est très intéressant.
Le successeur de Luce III fiit Urbain III, qui ne siégea pas même deux ans, et celui d Urbain III fijt Grégoire VIII, qui mourut avant d'avoir achevé le deuxième mois de son pontificat. Grégoire VIII a-t-il laissé quelques lettres inédites? M. Loewenfeld n'en a pas rencontré, et il ne nous en offre pas une seule d'Urbain III qu'il nous semble utile de signaler. Après Grégoire VIII , siégea le Romain Clément III , de qui nous avons une lettre plaisante touchant les procurations. Les religieux de Marmoutiers, trop souvent mis en grands frais par leurs visiteurs, s'étaient fait interdire par un légat de leur servir jamais autre chose que des poissons et des légumes. Clément III confirme ce règlement, jiixta prœfatam statatum carniam epalas in monasterio dLstrictias prohi- bens (p. 2 42). Prohibition ingénieusement solHcitée ! On voit d'ici les arrhi(liacres, archiprêtres , doyens et autres dignitaires séculiers de l'église de Tours, se détournant de Marmoutiers à l'heure des repas, et, par dédain pour les poissons d'eau douce, se hâtant de gagner la ville ou, dans les terres voisines, quelque toit plus grassement hospi- talier.
Célestin III est le dernier des papes dont M. Loewenfeld nous fournit l'occasion de parler ici. Il avait quatre-vingt-cinq ans lorsqu'il fut élu; mais c'était un vieillard d'une \igueur extraordinaire. On doute néan- moins qu'il ait osé traiter l'Empereur avec autant de mépris que le ra- content certains annalistes. Quoi qu'il en soit , aucune des lettres publiées pour la première fois par M. Loewenfeld ne se rapporte aux actes prin- cipaux de son pontificat. Il est vrai que, suivant un de ses plus récents biographes, il aurait écrit bien rarement, n'ayant laissé que dix-huit lettres. Mais nous ne savons d'où le biographe a tiré cette information très inexacte. Philippe Jaffé n'a pas cité moins de quatre cent cinquante- huit lettres depuis longtemps éditées sous le nom de Célestin III, et M. Loewenfeld nous en communique aujourd'hui vingt-sept de plus , qui , sans être d'une importance majeure, sont toutefois, pour la plupart, instructives^
EPISTOL/E PONTIFICUM ROMANOKUM INEDITE. 53
Une d'elles nous fait assister, en Provence, a de grands tumultes. Le prieur dun monastère dépendant de Montmajour s'est emparé de vive force d'un autre prieuré, la mis au pillage, en a soulevé les moines et leur a donné, de sa main propre, un prieur nouveau. Labbé de Mont- majour ayant ensuite tenté de comprimer cette révolte, le voici main- tenant sous la menace dun complot dirigé non plus contre ses biens, mais contre sa personne. En ces graves circonstances, le pape lance contre les rebelles une sentence d'excommunication collective (p. a53). M. Loewenfeld a trouvé cette pièce dans le n"" iSgiS des manuscrits latins de notre Bibliothèque nationale, c est-à-dire dans Y Histoire de Montmajour de Claude Chantelou. Il nous la donc transmise d après une copie du xvii* siècle. Toutes les copies de cette date ne sont pas bonnes. Celle-ci parait néanmoins assez pure, puiscpie M. Loewenfeld n'a proposé dy faire quun seul changement; et ce changement, que l'éditeur a cru nécessaire, pour notre part nous ne l'approuvons pas.
Le 6 décembre 1197, Célestin adresse à labbé de Ribémont une courte lettre dont l'objet veut être connu. Cet abbé se plaint des évêques deLaon, qui, pour consacrer les abbés de Ribémont nouvellement élus, exigent, comme salaire de leur peine, soit un palefroi , soit une chape de soie. Le pape condamne cette exigence, qu'il déclare simoniaque (p. 266). Nous n'avons aucunement le dessein de la justifier. Cependant il nous semble que Célestin n'a pu la condamner sans se dire que , de son temps, il y avait, non pas en droit, mais en fait, peu de consécrations gratuites. M. Loewenfeld nous communique une autre lettre du même pape dont l'évêque de Laon aurait pu faire usage poui* sa délense. Albert, élu évêque de Liège, avait, se rendant à Rome, fait un énorme euiprunt à quelques marchands de Douai , et , comme il était mort sans avoir pu rendre toute la somme, les banquiers s'étaient adressés au pape, le priant d'intervenir. Il intervient en eflfet; et de quelle manière, avec quel empressement, quelle ardeur ! On en va juger. Si, dans le délai de vingt jours, écrit-il à l'archevêque de Cologne, les chanoines de Liège n'ont pas payé toute la somme empruntée par l'évêque décédé, ils seront im- médiatement excommimiés, et le diocèse de i^iège sera mis en interdit. Le trésor épiscopal ny peut-il suffire? Eh bien ! qu'on cherche ailleurs; que des collectes soient faites dans les abbayes, les prieurés, les chapelles et toutes les églises, conventuelles ou non conventuelles, du diocèse. Plus de délai, plus de crédit (p. 269). Or pourquoi, dans quelles circon- stances, cet évêque défunt s'était-il chargé d'une si grosse dette? C'est le pape qui, très naïvement, nous le dit lui-même. Albert, qui venait d'être élu, ne pouvait être consacré qu'avec la permission du pape, et cette
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permission devait-il gratuitement Tobtenir? H ne le pensait pas, puis- qu'il avait fait son emprunt pour aller à Rome , ad aposioUcam sedem accessuras.
Nous n'insistons pas; mais , ô pape Gélestin , la main sur la conscience, combien de palefrois et de chapes de soie n aurait-on pas payés avec la somme prêtée par les marchands de Douai !
Nous aimons mieux voir ce vaillant octogénaire faire emploi de son énergie pour châtier i archevêque d'York, à 1 occasion de ses indignes procédés envers Tévêque de Durham (p. îi66). D'autres lettres relatives à cette affaire avaient été depuis longtemps publiées. Celle que M. Loe- wenfeld a trouvée dans les papiers de Martène n'est pas moins instruc- tive; mais on regrette qu'il y ait une lacune. Il est aussi fâcheux qu'elle ne soit pas datée. Nous croyons néanmoins pouvoir la rapporter sûre- ment à l'année 119^. Les violences de l'archevêque l'ayant fait déposer par le pape, cet événement causa la plus vive agitation dans toute l'An- gleterre et les historiens en ont amplement parlé.
M. Loewenfeld a soigneusement recherché, nous n'en doutons pas, dans nos bibliothèques, dans nos archives, quelque pièce inédite sur les démêlés , plus graves encore , de Philippe-Auguste et de Célestin ; mais il na pas eu la bonne fortune d'en rencontrer une seule. Ces sortes d'enquêtes sont bien souvent, hélas! infructueuses. Souhaitant, espérant découvrir quelque information nouvelle sur telle personne, sur tel fait considérable, vous interrogez avidement cartons et registres, et, tous les recoins fouillés, vous n'avez trouvé rien de ce que vous cherchiez. Mais ce n'est pas à dire que vous ayez perdu votre temps et vos peines. Une consolation vous est, en effet, réservée : vous avez trouvé ce que vous ne cherchiez pas.
M. Loewenfeld nous fournirait l'occasion de citer plusieurs exemples de ces trouvailles fortuites. En voici, du moins, un. Philippe, chanoine de Paris, contestait le décanat de Saint-Marcel à certain Rainaud, élu par le chapitre de cette église, installé par l'archevêque de Sens et déjà confirmé par le pape. Ce Rainaud semblait donc avoir ce qu'on appelle tous les droits. Cependant il y avait procès devant la cour de Rome entre les deux compétiteurs. L'affaire examinée. Je pape donna tort à Philippe, le 7 avril 1 196. Mais ce n'est pas là ce qui nous intéresse. Un renseignement bien plus curieux nous est offert par la lettre du pape qui met à néant les prétentions de ce Philippe ; nous y voyons, en effet, que le représentant de l'archevêque et du chapitre de Saint-Marcel était alors, à Rome, maître Gilles de Paris (p. a 58).
Dans un passage de son Carolinus, que cite Y Histoire littéraire, Gilles
LA VIE ANTIQUE. 55
de Paris dit qu'il fit plusieurs voyages è Rome , deux sous le pontificat de Clément , un sous celui de Célestin :
Ad papae Ciementis opem bis jani ante profectum Rursum de magnis egere negotia rébus Snb Cœiestino , Rômanae antistite sedis . . .
Mais, ajoute V Histoire littéraire, on ignore quelles grosses affaires il né- gocia durant ces voyages. Nous apprenons , du moins , ici ce qui le fit venir à la cour de Célestin dans les premiers mois de Tannée 1 1 96. Etant lui-même, comme on le sait d'ailleurs, chanoine de Saint-Marcel, il avait traversé les monts avec un mandat de son chapitre. D'autres vers du Carolinus nous donnent lieu de croire qu'il se plut à Rome, car il y séjourna longtemps, le procès terminé. Il y vit mourir Célestin en 1 1 98. Cette série de lettres inédites finit avec le xn* siècle. Nous espérons bien que M. Loewenfeld ne tardera pas trop à nous en donner une ou plusieurs autres.
B. HAURÉAU.
La Vie antique, Manuel ^archéologie grecque et romaine, d après les textes et les monuments figurés , traduit, sur la ti* édition de E. Guhl et W. Koner, par F. Trawinski, sous-chef au Ministère de rinstruction publique. Traduction revue et annotée par 0. Rie- mann, maître de conférences à l'Ecole normale supérieure, précédée d'une introduction par Albert Dumont, membre de l'Institut. — La Grèce, 1 vol. in-8^; J. Rothschild, i884-
Le titre de cet ouvrage en indique très nettement la nature : c'est une image abrégée et facilement accessible de la vie antique.
Rien de plus naturel pour les modernes que cette pensée d'étudier le détail précis de la vie des anciens. Puisque notre éducation et, en gé- néral, notre civilisation sont fondées sur la tradition de fantiquité clas- sique, il est clair qu'il nous importe de connaître l'état de société, les moeurs, les habitudes de ceux que nous sommes accoutumés à regarder comme nos instituteurs et comme nos maîtres. Et il n'y a pas là seule- ment un intérêt de curiosité. Ces monuments des lettres et des arts, qui
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nous ont servi de modèles et nous ont formés, ne se comprennent bien que si Ton se rend compte des faits particuliers et des conditions propres qui les ont inspirés ou en ont déterminé le caractère. Cependant on ne pouvait guère songer tout d'abord à réunir dans des ensembles métho- diques les notions que Ton possédait. C'est le travail d'édition et d inter- prétation qui amena les savants du xvi* siècle et de la première moitié du siècle suivant à écrire des dissertations isolées sur les sujets qu'ils ren- contraient au cours de leurs études et qui provoquaient leurs recherches. Les dernières années du xvii' siècle seulement virent paraître les grands recueils de Graevius et de Gronovius, le Trésor des antiquités romaines et le Trésor des antiquités grecques; volumineux répertoires, qui mettaient à la disposition des érudits et des curieux un grand nombre de documents et de travaux dispersés ou même inédits. Gronovius avait déjà compris que, parmi les sources de cette vaste information sur l'antiquité grecque, une place devait être réservée, à côté des textes littéraires, aux monu- ments de l'art, h la sculpture, aux vases peints, aux monnaies, aux in- scriptions, et, à tout prendre, il avait eu une vue complète de son sujet. Ce qui manquait, c'était un ordre plus rigoureux et la facilité de la lec- ture; défauts inévitables, il est vrai, et attachés aux conditions mêmes d'un pareil recueil.
Les mérites de composition et l'agrément étaient, au contraire, les qualités indispensables du livre que l'abbé Barthélémy publiait à la veille de la Révolution française. Malgré la publication antérieure, mais fort restreinte, des Lettres athéniennes, on peut dire que le Voyage du jeune Anacharsis en Grèce fut le premier essai de vulgarisation appliqué à la science de l'antiquité grecque. On sait le succès qu'il obtint, et je n'ai pas à insister ici sur les mérites et les défauts d'un ouvrage justement célèbre. Cette fiction à demi romanesque, qui, nous transportant à Athènes et dans le reste du monde hellénique, nous met en présence dé la vie grecque dans sa pleine activité, vers le milieu du iv* siècle avant J.-C, c'est-à-dire au moment de sa plus belle et plus féconde expansion, est, sans contredit, à bien des égards, une heureuse idée; et, d'un autre côté, chacun a remarqué depuis longtemps qae ce philosophe scythe, contemporain de Xénophon et de Démosthènes, pense et parle souvent comme un Français du xvnf siècle, et qu'outre la fausseté du ton, on peut aussi relever aujourd'hui des inexactitudes matérielles et des la- cunes. M. Egger, dans son livre sur ï Hellénisme en France^, reprenant le sujet après Villemain, signale et atténue dans une juste mesure la pre-
' T. II, p. ag8 et suivantes.
LA VIE ANTIQUE. 57
mière de ces critiques. En réalité, ces différents défauts étaient égale- ment difficiles à éviter. Becker lui-même, qui a pris soin dans son Cha- riclès d alléger la partie romanesque en mettant k part des notes et des dissertations développées, a-t-il parfaitement réussi à revêlir du caractère grec cette suite de petites scènes où il promène son docile héros ? Tout s'y rapporte-t-il exactement à la date qu'il a choisie, et n'est-il pas, lui aussi, obligé, dans cette œuvre de restauration archéologique, de suppléer comme il peut aux lacunes de ses informations? Anacharsis dit, en par- lant de la relation de son voyage : «Peut-être serait-elle plus exacte, si le vaisseau sur lequel j avais fait embarquer mes livres n avait péri dans le Pont-Euxin. » Ce naufrage de la bibliothèque d*Ânacharsis , c*est en général celui des lettres grecques. Becker en a souffert comme Tabbé Barthélémy, et aucune découverte épigraphique ou autre ne compensera jamais des pertes irréparables.
Il n'en est pas moins vrai que le CharicUs sert à mieux connaître la vie privée des Grecs (une nouvelle édition, mise au courant de la science par Gôil, vient de paraître en 1877), et que la lecture du Voyage d'Ana- charsù reste, aujourd'hui encore, un des meilleurs moyens de pénétrer agréablement dans l'ancien monde hellénique. Ce résultat est dû, en grande partie, à la solidité du fond. Barthélémy avait passé trente ans à rassembler les matériaux de son ouvrage , et c'était avec raison qu'il af- firmait avoir travaillé autant que Meursius et mis dans son travail plus de critique et de méthode. Depuis, comme il était naturel, on a fait de nouveaux progrès , auxquels ont contribué deux causes principales : le redoublement d'ardeur avec lequel on ne cesse de fouiller le sol antique et d'en tirer des œuvres d'art et des inscriptions, et une étude plus exacte et plus approfondie de l'histoire de l'art, qui classe mieux les monuments et, en les rapportant à leurs vraies dates, prévient les er- reurs de goût. Ces progrès se retrouvent à des degrés divers dans les nombreux ouvrages sur les antiqpiités grecques qui ont paru depuis une soixantaine d'années. Sans en donner une bibliographie, il suffit de rap- peler quelques noms d'auteurs de dictionnaires et de manuels : Robinson , Rich, et surtout karl-Frédéric Hermann, qui est en général un guide excellent.
L'ouvrage de E. Guhl et W. Koner tient le milieu entre ces savants répertoires et les livres qui visent à l'agrément. Aucune fiction n'en relie entre eux les divers chapitres, mais ils se lisent facilement, ils peuvent se lire de suite, et, si l'on se laisse aller à ce plaisir, on suit le Grec dans tout le détail extérieur de sa vie. On le voit dans ses temples et dans sa maison ; on connaît son costume civil et militaire, son mobilier
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IMrtlIlKaïC lArXOlALR.
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et ses armes, ses moyens de transport sur terre et sur mer; on sait en quoi consiste son éducation, quels sont ses exercices, ses jeux, ses divers tissements, au gymnase, dans les grandes solennités publiques, dans les banquets privés ; on sait quels soins et quelles cérémonies accompagnent sa naissance, son mariage, sa mort. La vie politique seule est laissée en dehors de ces tableaux. Les notions qui ont servi à les composer étaient ailleurs; mais on les trouve ici rapprochées et réunies sous une forme naturelle, san§ longueurs ni sécheresse, conformément aux résultats les plus récemment obtenus, soit par Tétude des inscriptions, soit par celle des monuments figurés, dont les types les plus importants, mis sous les yeux du lecteur, aident à Tintelligence des descriptions.
Il était inévitable qu'un ouvrage qui touche à tant de points divers offirit, dans le texte original ou dans la traduction , quelque prise à la cri- tique. Par exemple, peut-on encore appeler Trésor de Mycènes la con- struction voisine de cette ville sur laquelle les fouilles dirigées par M. Schlie- mann et celles qui ont été faites à Ménidi en Attique ont rappelé, dans ces dernières années, lattention du public savant? Tout le monde au- jourd'hui reconnaît dans les constructions de ce genre des tombeaux, et M. Riemann aurait pu être plus affirmatif sur ce point dans la note qu'il a placée au bas de la page io5. A la page précédente, à propos de la prétendue maison d'Ulysse, il eût été juste de citer, avant le nom de Hercher, celui de Gandar, qui , dans sa dissertation intitulée : De Ulyssis Ithaca, avait, dès i854, réfuté Gell et Schreiber, en se fondant sur Texamen des lieux. Dans file d'Eubée, près de la bourgade moderne de Stoura, se voit im petit monument très ancien en forme de rotonde, qu'on appelle dans le pays la maison da Dragon. Je l'ai visité en iBSi et sommairement décrit dans un mémoire envoyé de l'École d'Athènes; c'est ce qui me permet de remarquer qu'il n'est pas exact de le donner (page lo) comme une construction carrée, surmontée d'une coupole. A la page 270, dans une citation d'Aristophane, le traducteur paraît prendre pour un nom de personne un titre de magistrature. Le Pra- boulos dont le poète comique compromet la dignité dans un débat avec Lysistrate était un des chefs extraordinaires auxquds les Athéniens avaient confié la direction de l'Etat après le désastre de Sicile. Je ne veux pas m'arréter sur ces critiques de détail ; cependant je signalerai encore un regret, qu'éprouveront sans doute parfois les archéologues, c'est que des emprunts plus nombreux n'aient pas été faits aux pubhca- tions spéciales , non seulement pour augmenter, comme on a eu soin de le faire, le nombre des figures insérées dans le texte, mais pour en donner de plus intéressantes ou de moins connues. Ainsi, dans le chapitre sur
LA VJE ANTIQUE. 59
La vie et les occapations ordinaires des femmes auraient pu trouver place des spécimens de iart grec remarquables par Télégance et par le style, que des peintures de vases de la bonne époque ont fournis à différents recueils ^.
Remarquons que des substitutions de ce genre auraient le mérite de s accorder avec un des principaux caractères du livre allemand, où res- pire un sentiment très vif du génie grec. C'est ce qui soutient l'intérêt dans la série des développements, et c'est aussi ce qui fait la valeiu* du plan adopté par les auteurs. Non que la distribution des matières soit soumise à une méthode absolument rigoureuse. Cette rigueur absolue n'était pas possible. Les sujets traités dans les divers chapitres se tou- chent par certains points et se pénètrent mutuellement, un peu comme les fonctions de la vie , dont le livre est une image. L'éloge que me pa- rait mériter la composition se justifie surtout à mes yeux par f impor- tance qui est attribuée à l'architecture. C'est par elle que l'auteur^ commence, et il ne craint pas de lui réserver une place relativement considérable. Il insiste, au début, sur cette vérité, qu appropriée aux besoins de la vie si active et si variée des Grecs, elle a inventé, pour y répondre, des monuments de toute sorte, qui en sont les plus expressif témoignages. Et d'abord, s'associant h ce que cette vie renfermait de plus essentiel, à ce qui primitivement en a déterminé le mouvement dans tous les sens, à la religion, elle a créé le temple; le temple, de- meure permanente de la divinité, qui garde l'Etat et inspire les arts. « Si dans l'enceinte sacrée des temples, dit M. Guhl, s'accomplissaient les sacrifices expiatoires, à lextérieu^ se célébraient les fêtes et œs belles cérémonies qui étaient si nombreuses chez les Grecs et qui imprimaient a leur manière de vivre un caractère si noble et si artistique. C'est de- vant les temples que retentissaient les chants des poètes. . . Autour de ces monuments se iréunissait la foule des citoyens libres et respectés, pour jouir du spectacle d'une vie ennobhe par les bienfaits des arts et de la civilisation, et s'enorgueillir ajuste titre de leur quaUté de citoyens grecs. Le temple, en un mol, était devenu le centre et le foyer du beau
' Telle est, par exemple, la belle les deux scènes nuptiales, expliquées
peinture d'ancien style atlique piiUiée par Furtwaengler (colleclion Sabouroff,
dans les Monuments inédits de rinslitut planches LVIII etLlX). decorrespondancearchéologique(t.VIlJ, * M. Guhl, mort en i86a, a rédigé
planche XXXV], où Helbig a reconnu dans les deux Tolunies, pour la Grèce
une scène nuptiale [Annales, 1866, et pour Rome, tout ce qui se rapporte
pages ilSo et suivantes ). Telle» sont k rnrchilecture. encore , «vr on ioatrophore athénien ,
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et du bien, deux principes qui, de nos jours encore, sont regardés comme la gloire de la culture et de la morale grecques. »
Après la description du temple à ses différents âges et sous ses di- verses formes , viennent celles des murs et des fortifications , des maisons, des tombeaux, des lieux publics de réunion, d exercices et de plaisir, de lagora, des gymnases, des stades et des hippodromes, des théâtres, et ainsi se constitue la scène multiple et variée où va se tléploycr l'acti- vité du Grec, depuis sa naissance jusqu'à sa mort. Le traducteur a eu la bonne pensée de remplacer le classement en nombreux paragraphes, que les auteurs allemands avaient adopté, par une division en chapitres, précédés de sommaires. C'est une commodité pour les lecteurs ; ils n en sentent que mieux le mérite d'un manuel bien approprié à son objet et qui est, en somme, im bon livre de vulgarisation savante. Les livres de cette nature rendent d'incontestables services. Assurément ils ne rem- placent pas les études personnelles et approfondies; à eux seuls, ils ne font pas connaître l'antiquité; mais ils aident à la comprendre en habi- tuant l'esprit à une vue nette et précise des détails réels, et par ht ils nous mettent en face de l'antiquité vraie. Or il est aussi dangereux pour la critique littéraire que pour la critique d'art de s'exercer sur une anti- quité absti'aite ou de convention.
Jules GIRARD.
NOUVELLES LITTÉRAIRES-
INSTITUT NATIONAL DE FRANCE.
ACADÉMIE FRANÇAISE.
M. le comte de Faiioux , membre de TAcadémie française , est décédé à Angers le 6 janvier i886.
ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES.
M. Miller, membre de TAcadémie des inscriptions et belles-lettres, est décédé à Cannes le g janvier 1 886.
Le Journal des Savants vient de perdre, en la personne de M. Miller (Bénigne- Emmanuel-Clément), un de ses plus actifs rédacteurs. M. Miller appartenait à loa
NOUVELLES LITTERAIRES. 61
bureau depuis le a8 mai 1874 et avait succédé à M. Beulé. Déjà antérieurement il avait fourni audit recueil divers articles. La cruelle maladie à laquelle il a succombé avait à peine interrompu ses travaux, et, pour essayer de les poursuivre encore, il était allé récemment demander radoucissement de ses souffrances physiques au cli- mat de la Provence. 11 est mort à Cannes (Alpes-Maritimes) le 9 janvier 1886. Se» restes ont été portés en Lorraine , pour être inhumés dans une terre qui était deve- nue pour lui, par Theureuse union quil avait contractée, une seconde patrie.
M. E, Miller était né à Paris le 19 avril 181a. Il y fit de brillantes études clas- siques, et sa vocation pour les lettres grecques s'éveilla de très bonne heure. Dès 1 83d , il était attaché au département des manuscrits de la Bibliothèque royale et chargé des manuscrits grecs. C*est dans cet établissement, à Técole de Hase, Témi- nent helléniste, qui a été aussi Tun des auteurs de ce Journal, que le jeune employé se forma à la pratique des manuscrits grecs, à Tintelligence et à la critique de» textes anciens, spécialement des textes byzantins. En peu d'années, M. E. Miller devint un paléographe consommé pour Fidiome dont 1 étude a occupé toute sa vie; Chargé par le gouvernement français de missions en Italie , en Espagne , en Russie et en Grèce , il a rapîporté des bibliothèques par lui explorées d'intéressants docu- ments, qui ont notablement enrichi le fonds classique.
Pendant les années i83d et i835 il recueillait en Italie de nombreuses et im- portantes scholies d'Aristophane , qui furent imprimées en Angleterre. A la biblio- thèque de TEscurial, dont il entreprit plus tard le catalogue, il trouva, en i843, de précieux fragments de l'iiistoricn grec Nicolas de Damas, découverte qui eut un grand retentissement dans le monde érudit.
Au mont Athos, en i863, il rencontra une foule de textes grecs inédits qui nous ont rendu en partie bien des auteurs perdus. Son coup d*œil exercé et sagace lui faisait saisir le caractère et la valeur de textes dont le sens et l'origine avaient échappé à de précédents explorateurs. C'est ainsi que, parmi les manuscrits qu'un savant grec, Minoîde Mynas, avait rapportés du mont Athos, il signala une Réfuta- tion des hérésies, fournissant les détails les plus curieux et des citations d'un intérêt de premier ordre. Il crut reconnaître dans ce livre la main d'Origène , et le publin en i85i, à Oxford, sous le titre de Origenis Philosophumena , sive omnium hœresium Refutatio, în-8*.
M. E. Miller a donné, d'après les manuscrits, un grand nombre d'éditions d'au- teurs grecs inédits. Rappelons d'abord un Supplément aux petits géographes grecs (Paris, Imprimerie royale, 1839, in-8*), ample collection k la publication de la- quelle l'éditeur s'était préparé par des études de géographie ancienne, notamment par la publication d*une nouvelle édition des anciens Itinéraires faite sous le patro- nage du marquis de Fortia d'Urban, dans lequel notre collègue trouva, au début de sa carrière, un protecteur et un ami. Citons ensuite Y Eloge de la chevelure, discours inédit d'un auteur grec anonyme, Paris, i84o, in-8'; une édition des œuvres du poète byzantin Philès (Manuelis Philœ Carmina e codicibus Escurialensi , Florentino, Parisino, Vaticano, nunc primum édita. Impr. impériale, i854-i855, a vol. in-8".
M. E. Miller avait formé le projet de donner, à l'imitation de plusieurs de ses devanciers, un recueil d'Anecdota. Il a rassemblé, dans ses Mélanges de littérature ffrectfoe, plusieurs des textes inédits qu'il avait découverts. Au retour de son voyage en Grèce et de son séjour à l'île de Thasos, il dota l'archéologie de quelques mo- numents intéressants.
Bibliographe érudit, versé dans l'histoire littéraire de notre pays, M. Miller avait
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rédigé, de concert avec M. Aubcnas (i84o-i845), la Revae InbUographitfue analy- liqme ou Compte rendu des ouvrages scientifiques de haute littérature publiés en Fnmce et à l'étranger. C'est à ce titre qu'il lut appelé, en i849i ^^ po^^ important de bibiio- tbécaire du palais Bourbon, que la mort du savant bibliographe Beuchot venait de laisser vacant. II dirigea, pendant plus de trente ans, ce riche dépôt littéraire, en rue du sei*vice des Assemblées représentatives qui se succédèrent dans ce palais jusqu'en 1880.
L'Académie des inscriptions et belles-lettres, qui couronnait, dès i836, M. E. Miller dans un ooncoui^ (i^nnt pour objet ï Histoire de i établissement des Vandales en Afrique et io&ém, par la suite, dans le recueil intitulé : Notices et Extraits, plusieurs mémoii'es de Thabile belléuiste, l'élut membre titulaire, le a 9 juin 1860, en rem- placement d'un autre savant helléniste, M. Philippe Le Bas. Une fois admis à FAca- démie des inscriptions, il fut chargé par cette compagnie de continuer la puUication des Historiens grecs des Croisades, En 1876 , il fut appelé à la chaire de grec mo- derne et de paléographie grecque de TEcole des langues orientales vivantes , qu'avait occupée antérieurement son maître Hase, dont il continua ainsi l'enseignement. Au milieu de ses nombreux travaux, M. E. Miller ne cessa de recueillir les élé- ments d'un supplément à la nouvelle édition du Thésaurus linguœ grecœ, de Henrj Estienne, supplément quil a laissé dans ses papiers. La mort a empêché M. Miller de livrer à l'impression ce fruit de quarante années de labeur, a. m.
ACADÉMIE DES SCIENCES.
M. Barré de Saint- Venant , membre de TAcadémie des sciences, section de méca- nique, est décédé à Saint-Ouen, près Vendôme, le 6 janvier 1886.
ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS.
M. PaulBaudry, membre de l'Académie des beaux-^rts, section de peinture, est décédé à Paris le 17 janvier 1886.
LIVRES NOUVEAUX.
FRANCE.
Coipus inscriptionum Semiticarum , ab Academia inscriptionum et litterarum humanio- rnm conditum atquc digestum. Pars prima, inscriptiones Phœnicias continens, Tomus l, fasciculus tertius. Parisiis, e Reipublicae typographeo, i885. i35 pages, grand in-ii", avec un atlas in-folio de 1 3 planches.
Le troisième fascicule du Corpus inscriptionum Semiticarum, qui forme à lui seul presqu'un demi-volume , comprend un chapitre relatif aux inscriptions phéniciennes ue Gaule, un chapitre sur l'Espagne et le commencement des inscriptions d'Afrique. Il s'ouvre par la célèbre inscription, dite de Marseille, qui contient le tarif des rc-
NOUVELLES LlTTÉRAIliES. 63
devances en nalurc ou en argent à payer au\ pnHres pour les différents sacrifices, ainsi que l'indiciition des parties de la victime qui revenaient à Inuteur du s^icrltice. On a mis en tète une discussion sur Toriginc de cette inscription, la plus longue des inscriptions phéniciennes connues, et un plan de Marseille à i'épo<|ue où la pierre a été découverte, avec Tindication du point où a eu lieu la trouvaille. Il résulte de cette discussion que la pierre n*a pas été gravée à Marseille, ((u'clle provient de Cartilage, et que nous ne possédons pas, à proprement parler, d'inscription phéni- cienne trouvée en Gaule.
il en est de même de TEIspagne, qui n'est représentée jusqu a présent que par ime page blanche dans le Corpus, malgré la place considérable qu y ont occu[)ée les Phé- niciens. On lui a pourtant ouvert un chapitre, tant comme pierre d attente que pour avoir l'occasion de rejeter certains monuments apocryphes que l'on a donnés pour phéniciens, [/inscription de Marseille so trouve ainsi rapprochée, par la force même des choses, des premières inscriptions ciirthaginoises d'Afrique, qui pré- sentent avec elle une remarquable analogie. Les inscriptions d'Afrique , qui formeront à elles seules plus das deux tiers de la partie phénicienne du Corptus, débutent par des fragments de tarifs, qui reproduisent, presque mot pour mot, les mêmes prescriptions c[ue celui de Marseille. Ce n'est pas un des moindres arguments en faveur de l'origine cartliaginoise du tarif de Marseille. Les inscriptions de celte catégorie, qui ont toutes été trouvées dans les vingt dernières années, s'élèvent au- jouixl'liui a six ou huit. Autour d'elles sont venus se grouper un certain nombre d'autres textes religieux, malheureusement tous mutilés, dont quelques-uns offri- raient, s'ils étaient intacts, un intérêt de premier ordre. Tels qu'ils sont, ils nous fournissent encore de curieuses indications.
La tin du fascicule est occupée par la tète de ces ex-voto à Tanit Pené-Baal et à Baal-Hammon que le sol de Carthage a fournis depuis quelques années par mil- liers. On en posst^de aujourd'hui plus de trois mille, et chaque jour voit s'en ac- croître le nombre. Cette masse inouïe d'inscriptions, toutes dédiées aux mêmes divi- nités, mise en regard de la rareté extrême des autres ex-Noto à Carthage, ost un Ïihénomène unique en épigraphie. Malgré leur m!>notonie, ces textes acquièrent par e rapprochement un intérêt considérable, parce qu'ils noîis fournissent une onomas- tique complète de Tancienne Carthage. Ils nous ouvrent en outre un jour inespéré sur les problèmes religieux et arcli'''olQgi(|ues que soulève l'histoire de Carthage, ainsi que sur sa constitution et son organisation sociidc. On trouvera , en tète des inscrip- tions de Carthage, deux plans, l'un dressé sous la direction de M. le colonel Pcrrier, qui donne l'état actuel de l'emplacement de Carthage; l'autre, plus restreint, dressé [>ar M. le lieutenant Dubois, contient f indication des différents endroits où Ton a trouvé des inscriptions. Ce fascicule est accompagné, comme les précédents, d'un atlas, dans lequel toutes les inscriptions sont reproduites en fac-similé, d'après le procédé héliographique de M. Dujardiii. L'Académie des inscriptions, en déci- dant que toutes les inscriptions sans exception seraient reproduites en fac-similé dans les planches, a voulu garantir l'épigraphie phénicienne dans l'avenir contre les fraudes et les erreurs de toutes sortes auxquelles prêtent aisément ces petits monn- inents, qu'une description abrégée permettrait souvent à peine de distinguer les uns des autres. Grâce à cet album, on pourra identifier :» coup sur celles de ces inscrip- tions qui seraient déjà publiées et eu déterminer la provenance. On y trouvera en même temps un manuel paléographique d'une richesse incomparable, joint à des indications archéologiques qui ne seront pas un des moindres avantages du Recueil. La publication en fac-similé des inscriptions dans les planches permettra
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crailleurs do îos donner d'une l'a^'on Irès abrégée dans le h»xto. Le pré.senl lascicuie reni'erine celles de ces inscriptinns qni contiennent des noms de magistrats ou de personnages sucrés. Le l'ascicnle prochain, ipii terminera le premier volume, com- prendra la suite des personnages sacrés, les noms de métiers et les insonptions qui présentent i|uelf[ue particularité inléress.inte. Dans le volume suivant, on pu- bliera toute la misse des autres inscriptions, en ne donnant dans le texte (pie les noms propres et en renvoyant pour le reste aux planches.
En dehors de la partie phénicienne, le Corpus iuscrîplionum Srmiticanim compren- dra uiu* partie consacrée aiiv inscriptions hébraïques, une aux inscriptions ava- iiiéennes et ime aux inscriptions arabes anciennes. En ce ([ui concerne la partie araméeniie, le premier fascicule, c(»mprenanl les inscriptions araméennes anciennes de Ninive «*t de Bahylone, est sous presse. Le premier fascicule delà partie arabe (inscriptions himyarites) est aussi à l impression, et cette année en verra sans doute la publication.
InrvnUtiir des manuscrits de la hibliothèquc d'Orléans. Fonds de tieury, par Ch. Cuis- sard. Orléans, .Ncrluisson, i885, xxxvr-ny^i p. in-8*.
Dans une courte et substantielle préface, M. Ch. Cuissaixl raconte d*abord This- toire de la bibliolhë(|ue de Fleurv. Les premières pages de cette histoire sont édi- fiantes. On y voit, dt-s le vu" siècle, les moines de Fleurv s'emploY«int avec le plus grand zèle à riîcherclier, a copier le> livres sacrés, plus tard les livres profanes, et former, avec le temps, une des plus riches lihraines du monde latin. Mais les piiges qui suivent sont plus attristantes: elles ne contiennent guère, en effet, que des ré- cits de pillages, de larcins.
Les manuscrits de Fhrury conservés aujouiTlhui dans la bibliothèque dOrléans sont au nombre de i/\b. parmi lesquels il y en a de très })récieu\. M. Ch. Cuissaiil les décrit avec la plus minutieuse exactitude. C'est un grand service qu'il vient de rendre aux crudité.
TABLE.
Inspection arch(^olo^iquc rlc flnde. : 2* artirlc tlo M. RarlI^'Iomy-Saint Hilaire. ; 5
Madame de. Maintenon. 1 2' et (Ir.rnicr article de M. Ch. Lcvêquc.) 18
Ili.stoirc ancienne de f Orient Jusqu'aux guerres inédiquos. : 1*' arliclo de M. Alfivd
Maury.) 33
Epistols pontificum Rouianoruni inedita!. (3* et dernier article de M. R. Uaurcau.). . àg
La Vie antique. (Article de M. Jules Ciirard.) 55
Nouvelles litt«>raires 60
JOUR \ AL
DES SAVANTS.
FÉVRIER 188(3.
SUHVAi.... it; • .liltiU. .WiM LiKinwt inAItifUU»,
illtllr.-. i|i 1,1 ti.i.l
ADBvpurs Lirriiitiivu-
PARIS.
IMPRIMERIE NATIONALE
a DCCC LXXXVI.
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JOURNAL
DES SAVANTS.
KEVlîlËR 1886.
Abcb/EOlogical Slryeï of 1\ iha , Inspection arc.hèolo<jkiuc tk l'Inde, jmi' le major génvrul Ale.iiindcr Cunninijkam , volumes Vl à \IV, in-6", Calcutla, 1878 à 1882.
TROISIÈME ET DKlIMBn ARTICLR '.
Çrâvastl. Djétavana, K.i|iibvii.stou sont prosqiic an.ssi ci.Hcbn-s dans l'hisloirc du Rouddliisiiiu que Hiîdjii^ilia , (Java, Nàlnnda. Koiirina- gara. C'est <ï Kapilavastou quVst ni- âîditliHrdia, le futtir Bouddha; c'est là qu'il a piissù son enratico et sa pnnnièi'e jeune.ssc; cVst de là ({u'il ost parti puurfuirla cour du roi, sonpèri', Çuud<lhodima, si- faiiir n'li;;icux et sauver le inondi.'. C'est de Çrii\a!<ti qu'il a fait son si'^our jM'i'-léi'é, au bois de DJéla, chez un riehe marclisind, tninislre du roi, qtii l'avail ac- cueilli avec générositi'; nt eiithotisiasnie. Mais où élaienl situées les villrs de Kapiiavaslou et de ÇràvasU? Quels «lébris, quels trinoins s'en Irouve- t-il aujourd'hui sur lo sol qui jadis les a portées!* Quant à l'existenct! même de ces \illes six siècles avant notre ère, aucun doute ne peut s'élcicr. Les Soùtras bouddhicpies en partent à tout instant, et le Lalita- vislara en particulier est rempli du récit des événements mémorables qui se sont passés à Kapiiavaslou. i^e pai-c de Djétavana, près de Çràvastî, a donné naissimce k une foide de légendes restées chères à tous les boud- dhistes. Pcut-èti'e ne sunt-ce pas là des autorités bien décisives; mais
' Voir, pour lo iiromicr :irlicic, le cnliicr de décembre iSSj, p. 697; )»oiir le deuxiëmu, le rallier de jiiiivii-i- i88ti, p. b.
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les pèlerins chinois ont vu et décrit les ruines des deux cités; ils y ont contemplé presque tous les monuments que la tradition orthodoxe avait signalés à leur piété. II y a douze ou quatorze siècles que Fa-Hian et Hiouen-Tbsang 60nt venus dans ces lieux, dès lors abandonnés; mnis leurs descriptions, même incomplètes à nos yeux, doivent être une invi- tation sérieuse pour de nouvelles recherches ; et Tlnspection archéologique de rinde ne les a pas négligées. Dans le programme que M. Alexander Cunningham soumettait à lord Canning en 1862, Çrâvastî et Kapila- vastou tenaient les premiers rangs. Dès i863, il y faisait une explora- tion, qu*il a recommencée, à quinze ans de distance, avec un plein succès.
C'est à un village appelé Sahet-mahet que M. Cunningham rapporte remplacement de Çrâvastî ^ Il a fallu des investigations bien attentives pour le découvrir. Les itinéraires de Fa-Hian et de Hiouen-Thsang n'ont pas la précision nécessaire, et ils laissaient bien des incertitudes que les géographes les plus habiles, comme M. Vivien de Saint-Martin, n'avaient pu dissiper. En quittant le royaume de Vaisàka, Hiouen-Thsang était entré dans celui de Çrâvastî, qui portait le nom de sa capitale. Au temps du Bouddha, c'était le roi Prasénadjit qui y régnait, comme il régnait sur tout le Kocala. Il était favorable au Tathâgata; et il lui donna des preuves de son respect et de sa bienveillance. On ne sait pas, dit Hiouen-Thsang, quelle étendue avait autrefois la ville; mais les fondements antiques du palais du roi subsistent encore, avec vingt // de tour, à peu près une lieue et demie. Dans les décombres habitent un ceitain nombre de pauvres gens. A Test du palais, un stoùpa indique le lieu où le roi avait fait construire une vaste salle pour les conférences du Bouddha; un peu au delà, à Test également, on voyait les restes d'une tour et d'un vihâra que Prasénadjit avait offerts à Pradjàpati, la tante du Bouddha, qui s'était faite religieuse. Non loin de là, une grande tour avait été élevée sur l'an- cienne demeure de Soudatta, le puissant ministre à qui ses largesses avaient valu le surnom d'Anàthapindika. C'était Soudatta qui avait acheté au prince royal, Djéta, le terrain où il voulait préparer au Boud- dha le plus agréable et le plus somptueux asile. Le prince , abusant de l'inimcnse fortune du ministre de son père, avait exigé quil couvrit de pièces d'or toute l'étendue de terre qu'il achetait pour la convertir en parc. Soudatta avait rempli cette condition, quelque exorbitante qu'elle fût; et le Bouddha lui-même avait daigné nommer le parc Djétavana,
^ M. Alexander Cunningham, Archœological Snrvey of India, volume Xï, p. 79 et suiv.
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ou « boîs de Djéta », en souvenir sans doute de cette fantaisie cupide et despotique du prince, et de la libéralité du ministre. Djétavana était au sud de la ville, à 5 ou 6 li, ou à une demi-lieue environ. Hiouen-Thsang y vit encore un couvent qui tombait en ruines, quoique habité par des religieux. A l'une des portes, deux colonnes de plus de 6o pieds de haut avaient été élevées par Açoka, et devaient servir, selon tonte appa- rence, à la promulgation de ses édits. Un petit bâtiment renfermait une statue du Bouddha, en or ou dorée, que Prasénadjit lui avait dédiée.
Quoique ces lieux, presque déserts, fussent encore tout pleins de la mémoire du Tathâgata, les divinités brahmaniques y avaient conquis une place; un temple leur avait été construit presqn'en face du couvent bouddhique. Mais les dévas des hérétiques ne pouvaient l'emporter sur le Bouddha parfaitement accompli; et pour que sa supériorité incontestable fût marquée par ime preuve éclatante, jamais, dans aucune des saisons de l'année, l'ombre projetée par le temple ne pouvait couvrir le vihâra orthodoxe, tandis que l'ombre du vihara ne cessait de couvrir le temple des hérétiques. Hiouen-Thsang affirme avoir vu ce phénomène miracu- leux. On lui montra aussi des choses un peu moins douteuses, par exemple, les puits qui fournissaient l'eau dont le Bouddha avait besoin, les fosses profondes où avaient été engloutis ses ennemis, qui avaient cherché à le tuer, le lieu où les filles des Çâkyas avaient été égorgées par le cruel Viroudhaka , puni bientôt de son crime ^
Sans pousser plus loin cette énumération, il en ressort évidemment -que Çrâvastî était encore subsistante au vn* siècle de notre ère, et que bien des monuments qui l'avaient parée au temps de sa splendeur étaient toujours reconnaîssables , quoique délabrés. A douze siècles de Hiouen- Thsang, M. Alexander Cunningham a pu marcher sur les mêmes traces. Dans son examen préliminaire de i863, il avait cru que Çrâvastî se conFondait avec Ayodhyâ; mais il a été prouvé quelle devait être cher- chée un peu plus au nord, entre cette dernière ville et les montagnes. Le nouvel examen auquel M. Alexander Cunningham s'est livré dans la campagne de iSyy-iSyS lui a permis de retrouver, dans les ruines dont est entouré le village de Sahet-mahet, presque tous les édifices mentionnés par le pèlerin chinois; vihâras, stoûpas, temples, palais, ne sont pas tellement effacés qu'on ne puisse en retracer l'enceinte, diaprés les descriptions antérieures. Un larçe piédestal , mis au jour par les fouilles, a dû porter la statue du Bouddha, ou tout aru Wins la
* Siir tons ces détails, ï Histoire de livre VI, p. 39a et suiv. de latradoclion Hiouen-Thsang, p. ia4 et suiv. , est ab- de M. Stanislas Julien, qui nous a révélé solnment d*nccord avec ses Mémoires, tons ces monuments.
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statue merveilleuse qui , à 1 approche du Tathâgata , s était levée à sa ren- contre, et qu'il avait fait rasseoir pour la remercier de cet hommage. Dans le pourtour supposé de Djétavana, on a pu compter jusqu'à dix- huit temples ou stoûpas ; des puits encore en usage peuvent être ceux où a puisé le Bouddha. Une multitude de menus objets de tout genre, plus ou moins bien conservés , prouve que le Bouddhisme a été longtemps flo- rissant dans ce lieu sanctifie par la présence du maître de la loi. En un mot, on peut dire qu'aujourd'hui et depuis cette heureuse exploration ^ on sait désormais où était située Çrâvasti, qui n'est pas encore absolu- ment anéantie.
Il ny a pas plus d'incertitude pour Kapilavdstou, dont M. Gaiileyle a découvert les restes, lors de sa tournée dans le Doab central, en 187 & et 1876^. M. Alcxander Gunningham a contrôlé scrupuleusement les conjectures de son collaborateur, que, d ailleurs, il avait dirigé, et il s'est rangé à son avis. Kapilavastou était située non loin de la localité où est aujourd'hui Gorakpour, dans le district de ce nom, sur la rive gauche de la Rapti, qui se jette dans la Gogrà, un des affluents du Gange, rive gauche, entre Patna et Bénarès. En 1810, Francis Buchanan avait ex- ploré la contrée, mais inutilement. Il prévoyait cependant que d'autres efforts pourraient être plus heureux que les siens, et c*est en effet ce qui s*est réalisé soixante ans plus tard. Ici encore, cest Hiouen-Thsang qui doit servir de guide; il a décrit Kapilavastou, aussi longuement que Çràvasti , ainsi que l'avait fait son prédécesseur Fa-Hian. Les itinéraires chinois de Çràvasti à Kapilavastou sont assez incertains; mais ils s*accor- dent néanmoins à mettre Kapilavastou à &80 li de Kouçinagara, ce qui la place à une vingtaine de lieues environ au-dessus de Gorakpour, sur la petite rivière de la Rohini. Quand Hiouen-Thsang arrive dans le pays, il n'y a pas de roi ; chaque village a son chef particulier. La capitale est ruinée, quoique la population soit considérable, et les hérétiques y sont mêlés aux fidèles. Gependant le dévot pèlerin peut y admirer et y adorer bon nombre de saints monuments. Les murs du palais de Çouddhodana, le père du Bienheureux, sont encore hauts et solides; construits en briques, ils ont' au moins i& ou i5 li de tour, une lieue environ. Un vihàra, qui a été élevé sur ces murs, renferme une statue du Bouddha. Au nord du palais du roi, on voyait le palais de MàyâDévi, mère du Tathâgata. G'est en ce lieu trois fois saint que le Sauveur avait daigné descendre dans le sein de la femme qui devait l'enfanter; une statue le
' M. Alexander Gunningham, Ar- tiqaes, aa nord dujleuve, — ' Id. ibid,, chœological Survey ofindia, t. XI, p. 7g t. XII, p. 8a et suiv. C'est une décou- et suiv. * Tournée dans les provinces gangé- verte des plus heureuses.
LNSPECTION ARCHÉOLOGIQUE DE L'INDE. 69
représentait à ce moment faisant face alix quatre points de Thorizon successivement. Un peu au nord du vihâra, un grand stoppa marquait la place où le brahmane Âsita avait tiré Thoroscope de lenfant , et prédit qu'il délivrerait les trois mondes. Un peu hors de la ville , Hiouen-Thsang se fit montrer lendroit où le prince, rencontrant le cadavre de l'élé- phant tué par ses rivaux, l'avait pris de sa main puissante» et l'avait jeté au loin pour débarrasser la route. Un vihâra, renfermant la statue du Bouddha, avec celle du Râhoula, son fils, et celle de la religieuse Yaço- dharâ, avait été élevé au midi de la ville; et, tout auprès, coulait la source qu'avait fait jaillir la flèche du prince, tombée à terre, quand il luttait au tir de l'arc. Quatre statues très hautes indiquaient les points où le prince, se rendant à sa villa de Loumbinî, avait fait les quatre rencontres qui l'avaient tant ému et qui avaient décidé de sa vocation. Au nord-est de la cité, à 3 ou A lieues de distance, un stoùpa rappelait que le prince, absorbé dans ses méditations, était demeuré immobile tout un jour, assis sous un arbre, sans que son ombre changeât un seul instant de direction, sous la lumière la plus vive du soleil. Au nord- ouest, des stoûpas nombreux , Hiouen-Thsang dit des centaines et des mil- liers, indiquaient le lieu funeste où Viroudhaka , toujours aussi féroce, avait massacré les Çàkyas , dont la race avait été éteinte. Tout près de là, le roi Açoka avait construit un stoùpa de meilleur augure, en souve- nir de l'endroit où le Tathâgata, revenant voir sa famille, avait embrassé son vieux père. Un autre stoùpa rouvrait les deux sources où le prince enfant aimait à se baigner. Un stoùpa plus précieux encore rappelait que les quatre rois du ciel étaient descendus de leur splendide séjour, pour adorer le Sauveiu* du monde , qui venait de naître. A quelques pas de ce stoùpa, le puissant Açoka avait élevé une superbe colonne; mais elle était brisée par le milieu et gisait à terre, quand les yeux attristés de Hiouen-Thsang en aperçurent les fragments. Dans les environs, coulait une petite rivière où se baignait Màyà-Dévi, la mère du Bouddha, et dont les eaux onctueuses ressemblaient à de Thuile ^
Cest à Bhuila-tâl que M. Carileyle a retrouvé les débris de tous ces édifices, décrits par Fa-Hian peut-être encore plus exactement que par Hionen-Thsang. M. Alexander Gunningham avait recommandé à son col- laborateur l'élude de ces lieux , et ses espérances n'ont pas été déçues. Seu- lement, le chef de l'Inspection archéologique avait d'abord spécifié le village de Naghar-khâs, au sud du district de Basti, hésitant, d'ailleurs,
* Mémoires de Jlioaen-Thsang sur les de H iouen-Tlisang, induite par le métne ^ contrées occidentales, traduct. de M. Sla- p. 136 el suîv. Tous ces détails sont nislas Julien , p. 809 et suiv. , et Histoire très vraisemblables.
i .
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entre ce village et celui de Bhuila-tâl, qui est au nord-ouest. Un argunoent décisif contre Naghar-khàs, cest qu'il est trop éloigné de la rivière, tandis que Kapiiavastou était située près d un lac et sur les bords de la Rohini. M. Carlleyle a emprunté au récit de Fa-Hian quinze points de repère qui sont, à quelques dififérences près, ceux que nous venons de voir dans le récit de Hiouen-Thsang, et il a pu les identifier un à un ^ sans trop de difficulté. Un monceau de décombres, qui a près de Â,ooo pieds de circonférence, représente le palais et la citadelle du roi Couddhodana. Deux enceintes de fortifications sont encore très recon- naissables, avec leurs huit portes marquées par de larges dépressions de terrain. La citadelle devait être entourée d'eau, et l'ensemble de louvrage pouvait avoir9,ooo à 10,000 pieds de tour. Au sud de la ville, un stoûpa élevé dans une forêt indiquait le lieu oix le Bouddha avait embrassé son père; un amas de pierres qui na pas moins de &,ooo pieds de tour, comme la citadelle , représente ce stoûpa , au sud du lac de Bhuila. Au sud-sud-est de la forteresse, le stoûpa du tir de Tare avait encore 20 pieds de haut et était intact quand M. Carlleyle Tavait vu pour la première fois en 1878. Mais il avait été détruit dans Tintervalle de la seconde visite, 1875-1876. C'est, sans doute, quelque zémindar qui aura fait enlever les pierres dont il avait besoin pour sa ferme. Un étang, encore appelé aujourd'hui Hathigad ou Hatikund, est celui près duquel tomba le corps de l'éléphant (Hasti), lancé par Siddhârtha. Quatre stoûpas ornés de statues conservaient la mémoire des quatre rencontres.
M. Carlleyle a fait faire des fouilles au nord de la citadelle, sur une grande étendue, et il a mis au jour des fondations pour quatre cham- bres séparées les unes des autres. Un puits assez profond donne tou- jours de l'eau potable; on en a extrait bon nombre de figurines de terre cuite, fort anciennes, une petite statue du Bouddha, la tête dane statue de femme défigurée, mais fort belle néanmoins, qui peut ïÀ%n avoir été la statue de Mâyâ-Dévî, puis des médailles d'un roi indo- scythe, Vémokadphisès, qui a régné de l'an 67 à l'an 48 avant notre ère ; enfin , des fragments de sculpture , des briques ornées , des morceaux de fer, de cuivre, des pendants d'oreilles et une quantité d'autres objets plus ou moins altérés. Un monceau de i5o pieds de long sur 70 de large a pu être l'appartement d'Yaçodhâra, où se trouvait une statue du jeune
* Archœohgical Survey of India, et de Kapiiavastou. Mais ceUe cor||^^
t. Xn, p. 111 et suivantes. Rapport de (ure, et quelques autres du même genre
M. Carlleyle sur sa tournée de 1874- tentées par M. Carlleyle, sont bien dou-
1876. L auteur a essayé de rapprocher teuses, toutes savantes quelles sool. Du
étymologiquexnent les noms de Bhuila reste, elles ne sont pas nécessaires.
INSPECTION ARCHÉOLOGIQUE DE L'INDE. 7 1
prince prenant ses leçons. Dans une autre partie du palais, M. Garlleyle a trouvé une chambre de 26 pieds sur 1 5 , en briques fort anciennes et très massives. En i852, un chercheur de trésors avait dévasté cette chambre. Dans les fondations, qui sont très profondes, il y a une source deau limpide, qui ne tarit jamais; on y a trouvé des pièces de monnaie, des anneaux en bronze, une poignée d*épée, des sculptures brahma- niques, des statuettes de terre cuite, des poteries, des lampes, etc.
En dehors de la citadelle et du palais, M. Garlleyle a pu identifier encore d autres localités. A 8 milles au nord-ouest, une trentaine de petits stoûpas sont le lugubre souvenir du massacre des Çâkyas, quand Vi- roudhaka, fils dePrasénadjit, vint attaquer Kapilav^stou. La tradition a survécu dans le nom que les gens du pays donnent à ces stoûpas ; ils les appellent £/ia<d ou Badhây ce qui signifie a meurtre», de même qu*ils appellent Résahra une petite rivière qui coule tout auprès ; Késahra si- gnifie « massacre » dans la langue indigène. Le fameux parc Loumbini était sur les bords de la rivière d*huile, que M. Garlleyle assimile à celle qu'on nomme aujourd'hui Bairahva Nala; ce parc était aussi sur les bords de la Rohini, dont la rivière d'huile empruntait ses eaux, qui formaient un canal et une dérivation à Tusage des baigneurs. En quittant Kapilavastou pour aller à Ràmagrâma, comme la faitHiouen-Thsang, on rencontrait un stoùpa au lieu où Mâyà-Dévî s'était reposée, en allant voir son père, Soupprabouddha, à mi-chemin entre Kapilavastou et Koti. A Ràmagrâma, un stoûpa décent pieds de haut, qu^ont vu Fa-Hian et Hiouen-Thsang, avait reçu les reliques du Bouddha, que les Çâkyas avaient obtenues pour leur part. Un dernier stoûpa reconnu par M. Garlleyle est celui de Maneya, sur le bord de la petite ri>nère que le prince royal avait tra- versée dans sa fuite, et d'où il avait renvoyé à Kapilavastou son écuyer et son cheval, qui avaient favorisé son évasion.
Ainsi remplacement de Kapilavastou et de Çravasti est désormais bien connu.
D après ces deux exemples et d après tout ce qui précède, on peut remarquer que cest surtout des monuments et des souvenirs boud- dhiques que rinspection archéologique de l'Inde a dû s'occuper. On le conçoit aisément, puisque le Brahmanisme a été presque stérile en fait de constructions, dans les temps anciens qui nous intéressent, et que ses adversaires ont au contraire prodigué leur architecture partout où ils Tout pu. Gependant M. Gunningham et ses collaborateurs n'ont pas né- gligé rhistoire primitive des Brahmanes, toutes les fois quil font ren- contrée; et la tournée faite en 1878-1879 dans le Pandjab nous a valu une description très exacte de la fameuse plaine du Kouroukshétra, où
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s est livrée la bataille chantée par le Mahàbbârata. On sait que Tépopée de Vyâsa na pas même la précision déjà bien peu satisfaisante des pèle- rins chinois; mais elle dit tout ce qu'il faut pour que des explorateurs sagaces puissent sorienter sur le vaste espace où s est passé le combat entre les kouravas et les Pandavas^ Selon M. Cunningham, la plaine est au sud de Thanessar, à dix lieues environ d*Ambaia , à douze ou treize de Pânipôt. Elle est si bien appropriée à un conflit de deux grandes armées qu^elle a vu des Mongols, des Afghans et des Mahrattes, au xvi' siècle et au xviii* siècle , y renouveler les exploits sanglants dfts héros indous. Elle s étend entre deux cours d'eau principaux, la Sarasvatt, au- jourd'hui la Sarsouti, et la Drisbtavati, aujourd'hui la Ràkshi. La Sa- rasvati peut être regardée comme la limite du Kouroukshétra au nord, et la Drisbtavati comme la limite au sud. Il y a encore d'autres rivières plus petites ; le Mahàbbârata en compte en tout jusqu'à sept ; mais plusieurs d'entre elles ont changé de cours, et Ton ne saurait les identifier toutes. Hiouen-Thsang^ en arrivant dans le royaume de Sthànéçvara (Thanessar) , après avoir quitté celui de Mathourâ, y recueille la tradition encore toute vivante de la terrible bataille. On lui dit que jadis deux puissants monarques, se disputant le gouvernement des cinq Indes, avaient résolu de vider définitivement leur querelle. La rencontre des armées eut lieu sur un espace de 200 li autour de la capitale, ià ou i5 lieues à peu près. Elle fut si sanglante que les cadavres s'accumulèrent comme des mon- ceaux de paille, et même à présent, dit Hiouen-Thsang, les plaines sont couvertes de leurs os. Gomme cet événement remonte à une haute an- tiquité, on ne s'étonne pas que les ossements de ce$ vaillants guerriers soient d'une énorme dimension. D'après l'usage constant du royaume, cet endroit s'appelle le Champ du Bonheur ou de l'Honneur, Dharma- kshétra. Le stoûpa haut de a 00 pieds qu'Açoka avait fait bâtir au nord- ouest de la ville était-il un souvenir de ce formidable conflit? On peut le supposer, quoique Hiouen-Thsang ne l'aflirme pas.
Les quatre côtés de la plaine sont de Uo milles de Ber à Ratnayakb, de 5 A milles de Ratnayakb à Sinkh, de 3 5 milles deSinkh à Ramsay, et de Al milles de Ramsay à Ber. Le périmètre total est de 160 milles. Cest sur une partie de ce vaste espace que les combattants en sont venus aux mains. Selon le dire des indigènes à Hiouen-Tbsang, il y avait dans le Kouroukshétra 3 60 lieux saints, qui portaient les noms d'autant de héros
^ Mémoires de Hiouen-Thsang sur les * M. Alexander Cunningham, i4rc/itfo-
contrées occidentales , Lraduct. de M. Sta- logical Sarvey of India, t. XIV, p. 86 nislas Julien , t. I, p. ai4 et suiv. et suiv.
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tombés au champ d*bonneur. Il reste en effet quelques monceaux de décombres encore atijourd'hui; mais l'imagination populaire a fort exa- géré les nombres f et finvasion musulmane a dispersé bien des débris. Un Brabmane de Béharès , Rama Tchandra Swâmi , a chanté tous ces lieux dans un poème qui na pas moins de 6,000 vers; il a essayé de justifier la tradition vulgaire, mais il n*y a pas réussi. Un pandit de Thanessar a fait la même tentative et na pas eu plus de succès, quoique les Brah- manes soutiennent toujours la fiction des 36o lieux sacrés.
Le peuple y croyait comme eux, et le Kouroukshétra avec ses sanc- tuaires a provoqué de perpétuels pèlerinages, qui nont pas cessé même de notre temps. L affluence était si considérable au xn" siècle qu elfe alarma les nouveaux conquérants. En 119a, un émir musulman, Si- Kandar-Lodi, défendit le pèlerinage; et comme il rencontrait une invin- cible résistance, il voulut faire massacrer tous les visiteurs rebelles à ses ordres. Heureusement le chef des derviches (Malik-ul-Ulamâ) , nommé Mian-Abdullah , empêcha Texécution de cet ordre barbare, qui fut ré- voqué. Le zèle des pèlerins ne fit que redoubler, et le concours des populations augmenta de siècle en siècle. Le grand Akbar vint en 1567 se mêler à la foule, qui se pressait dans ces lieux, où Tappelàit un sou- venir historique au moins autant que la superstition. Il est probable que le grand empereur voulait juger par lui-même du caractère de ces réu- nions, qui pouvaient n'être pas sans péril pour la paix publique. Pen- dant qu'il y était présent de sa personne, une rixe violente s'engagea, sous ses yeux , entre deux partis qui se disputaient la palme de la dévo- tion. Lés Sannyasis brahmaniques dun côté, les Yoguis fanatiques de l'autre, s'entre-tuèrent devant le monarque, qui penchait pour les San- nyasis. Le farouche Aurengzeb renouvela les fureurs de l'émir musul- man; et comme il n'y avait pas d'obstacle à sa cruauté, il défendit le pèlerinage sous peine de mort. Du haut d'ime tour qu'il avait fait bâtir à cette intention, ses soldats tiraient sans pitié sur tous ceux qui osaient se présenter. Plus tard, lorsque les Sikhs devinrent les maîtres de la contrée, ils rétablirent la plupart des temples qui avaient été détruits, et depuis lors les dévots ont sans cesse afflué , & toutes les époques de l'année, mais surtout au moment des éclipses. M. Alexander Gunnin- gham a vu cette procession extraordinaire en 1879 ; et il a pu compter non pas tout à fait les 36o lieux que vénère la tradition, mais 180 en- viron. Il en a donné la liste par ordre alphabétique, avec des notices sur les temples principaux.
M. Gunningham a fait plus encore, et en étudiant le terrain tel qu'il se présente aux regards de l'observateur, il a essayé de reconstituer le
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(■PUHIUI RATIOSALC
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plan de la bataille , d après les données du Mahâbhàrata. Gomme Tenga- gement dura dix-huit jours avec une extrâme violence, les deux armées ont dû nécessairement changer de place, plus d*ime fois, dans ce long intervalle de temps et sur ce large espace. Il est donc assez hasardeux de vouloir suivre les mouvements réels qui ont pu s y produire. L^épopëe qui les raconte est absolument confuse, et si le récit dune grande bataille ofire des difficultés sérieuses aux historiens les plus habiles, on peut présumer ce quil doit en être dans le poème brahmanique; ce récit est inextricable, de quelque façon qu^on le prenne ^ Pans ces obscurités, M. Alexander Gunningham a cru pouvoir avancer que Douryodhana, général des Kouravas, avait la droite de son armée à la Sarasvatî, et la gauche à Amin, à deux lieues environ de Thanessar, Drishtadyoumna, général des Pandavas, avait sa gauche à la Sarasvatî également, et sa droite à Kîrmantchâ, couverte par un large fossé. Quoi qu'il en soit de cette stratégie , le Kouroukshétra est bien connu désor- mais; les pèlerins chinois, la piété populaire, les traditions patriotiques, sont des garanties qui doivent nous suffire dans les limites où prudem- ment on doit restreindre ces divers témoignages. Sur des questions de ce genre , il ne faut pas être trop exigeant. Aussi ne contesterons-nous pas davantage Thypotbèse qui, dans le nom de la ville d^Amin, soup- çonne un souvenir relatif à Abhimanyou, le fils d*Ardjouna, tué dans la bataille fratricide par son cousin, Douhçâsana^. On peut même adr mettre que les ossements vus par Hiouen-Thsang, il y a douze cents ans, pouvaient bien être les restes des funérjilles des guerriers, brûlés après faction dans un immense bûcher. Toutes ces suppositions sont assez vraisemblables; et, fussent-elles erronées, elles noteraient rien à la soli- dité des résultats positifs qu'a obtenus l'Inspection archéologique de rinde. La bataille du Kouroukshétra est l'événement le plus grand de ces antiques annales ; on ne saurait lui assigner une date ; mais c est déjà beaucoup d avoir déterminé le point où elle s est livrée.
Avec le Kouroukshétra, avec le Bouddhisme du temps où a vécu le Tathâgata et du temps de Hiouen-Thsang, nous ne sortons pas de This- toire la plus ancienne de finde. G'est celle qui nous intéresse le plus; mais rinspection archéologique de M. Gunningham n'a pas négligé l'his- toire plus récente. Ghaque fois que l'occasion s'en est présentée , on a décrit les monuments que les Musulmans, les Mongols, et le Brahma*
* Voir YHistoire de F Inde de M. Tal- par M. Hippolyle Fauche, t. IX et X,
boys Wheeler, qui a analysé tout le Ma- Karnaparva.
hâbhârata, 1 1, ch. xii, p. 387 et suiv.; * M. Alexander Cunningliani,y4 ivAipo-
et aussi la traduction du Maliâbliarata, logiçal Survey^flndia, p. ^3 et 9ui.Y«
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nisme renaissant ont pu élever. La superstition des temps modernes ne s en est pas fait faute; mais ces souvenirs sont beaucoup moins eurieox que les autres, et nous ne croyons pas devoir nous y arrêter. Bon nombre de voyageurs contemporains ont fait des descriptions qui peuvent suffire.
Mais avant de quitter M. Âlexander Cunningham et ses collabora- teurs, aussi studieux que lui, nous voulons résumer les résultats princi- paux qu a produits Tlnspection archéologique du nord de l'Inde. Trois époques dans Thistoire ancienne de la presqulle méritent une attention toute spéciale : la guerre qu a célébrée le poème gigantesque du Mahâ* bhàrata, l'expédition d'Alexandre, et la domination du Bouddhisme. Nom venons de voir que la bataille des Kourous et des Pandous a eu réellement lieu et que ce n'est point une simple fiction poétique. On au- rait pu s'y tromper; aujourd'hui le doute n'est plus permis. Sur les indi* cations de Hiouen-Thsang et de Fa-Hian, on a retrouvé la plaine où le conflit a eu lieu. Encore une fois, à quelle date? Il serait impossible de le dire, pour un fait qui était déjà considéré comme fort ancien, il y a douze ou treize cents ans. Mais qu'importe la date? Peut-on demander tant d'exactitude k un peuple qui n'a jamais eu de chronologie? Peut-on prétendre à cette clarté au milieu des ténèbres qui couvrent encore l'ori- gine desVédas eux-mêmes, et les premières expéditions desAryas dans la contrée dont ils devaient un jour se rendre maîtres? Ce qu'il importe de savoir, et ce que nous savons maintenant, c'est que les poètes n'ont rien inventé , et que leur génie n'a SaâX qu'illustrer un grand fait historique. Deux puissantes familles se sont disputé l'empire; l'une d'elles a vaincu l'autre, et sa victoire dans le Nord a préparé la conquête du Midi jus- qu'à Geylan, où Rama a pu porter ses armes.
Quant à l'expédition macédonienne du iv' siède avant notre ère, nous avions les données les plus ceirtaines, malgré la perte des documents officiels. Les lettres et les mémoires d'Alexandre et de ses lieutenants ne nous sont pas parvenus, si ce n'est par de très courts fragments; mais tout ce que des écrivains postérieurs, tels qu'Arrien et Quinte-Curce, notis en avaient appris se trouve confirmé; et ici ce ne sont plus de vagues traditions , ce sont des faits authentiques vérifiés de ' point en point sur les lieux qui en furent témoins, et où la nature n'a pas diangé.
Enfin, le Bouddhisme a laissé tant de traces, depuis le moment où fl a paru jusqu'à nos jours, où nous fouillons ses stoûpas encore debout, qu'on peut suivre pas à pas ses destinées presque sans erreur et sans lacune. Le gniad Açoka , trois siècles au moins avant notre ère , nous a
lO.
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donné des dates irréfragables dans ses pieux édits. Avec lui , nous remon- tons au berceau même du Bouddhisme, et les quatre-vingt-quatre mille monuments que sa dévotion avait consacrés, dit-on, dans les diverses provinces de son empire, ont été retrouvés, si ce nest tous, du moins en majeure partie, sur le sol que jonchent leurs débris. Huit cents ans après Açoka, Hiouen-Thsang les revoit presque tous; et nous, à notre tour, nous les voyons comme lui, par les yeux de savants explorateurs qui nous en rendent un compte fidèle.
Ainsi, grâce à Tarchéologie, Thistoire de Tlnde dans ses plus grades lignes se trouve constituée , et c'est là un des services les plus sérieux que la science pouvait nous rendre. Elle a encore beaucoup à faire; et notamment en ce qui concerne la disparition du Bouddhisme, pros- crit de la presquile entière, où il avait prospéré pendant douze siècles. Ce desideratum n*est pas le seql, nous le savons; et il reste bien des problèmes à résoudre sur iëpoque védique, qui na laissé, pour ainsi dire , que des monuments écrits. Mais tout ce qu*a produit jusqu'à présent rinspection archéologique nous donne bon espoir; elle ne s'arrêtera pas dans la voie où elle est entrée avec tant de succès; et c'est M. Alexaoder Gunningham qui gardera ilibnn^ir d'avoir pris cette féconde initiative , dont nous tenons à le féliciter une fois de plus.
BARTHÉLEMY-SAINT HILAIRE.
SvoD ZAKONUV SLOVANSKYCH. — Codex Icgum Slavonicarum , publié par Hermenegild Jirecek, i vol. in-8°, Prague, 1880.
QUATRIÈME ET DERNIER ARTICLE ^
Les Slaves méridionaux, dont il nous reste à parier, occupent, comme en sait, tout le nord de ia péninsule des Balkans, entre l'Adriatique et la mer Noire. Ils parieat des dialectes diGré]:ents et q ont jamais pu s^ réunir en un seul corps de nation. Les diverses provinces qu'ils habitent ont éfc^ presque constamment soumises à des maîtres étrangers. Les Grecs de Constantinople , les Hongrois, les Vénitiens, les Allemands de l'Autriche,
le
* Voir, pour le premier article , le cahier dé juillet i885 , p. d 1 1 ; pour le deuxième , cahier d octobre, p. 600; pour le troisième, le cahier de novembHB, p. &5o. '
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et enfin les Turcs y ont établi leur domination , introduit leur religion et iàit prévaloir leurs lois. Quoique combattue , et parfois avec succès , Im- fluence étrangère n en a pas moins arrêté ou tout au moins ralenti le développement de la civilisation nationale. Partout le peuple s*est attaché avec une ténacité étonnante à ces anciennes coutumes, mais ces cou- tumes ne sont, encore aujourd'hui, conservées que par la tradition; les monuments législatifs sont rares et incomplets. Ils méritent pourtant d attirer lattention, et il faut savoir gré à M. Jirecek de les avoir mis à notre portée.
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Le plus ancien est un statut de la^S, rédigé par Mathieu, ban de Slavohie. Cette province dépendait alors du royaume de Hongrie, et le statut de 1 2y3 est très semblable au droit hongrois. Il règle la procédure, fixe le taux des amendes qui doivent être infligées aux parties défail- lantes , les délais pour comparaître et pour exécuter les jugements , les fonc- tions du pristald ou commissaire de justice, enfm les peines de la dénon- ciation calomnieuse. La preuve par excellence est le serment et, à défaut de serment, le duel judiciaire. Du reste, les parties peuvent toujours faire entre elles une composition, à famiable. En matière purement pécu- niaire, le débiteur condamné ne peut être emprisonné que s il est mani- festement insolvable, et en matière criminelle Tinculpé qui possède un bien reste en liberté provisoire sans donner caution. Le juge qui visite une terre litigieuse ne doit pas mettre les fniits en sa main avant que le procès soit terminé. Le reste du statut est relatif au recouvrement des impôts et au droit de gite , qui est ramené dans les limites d un maximum.
Parmi toutes ces dispositionsjudiciaires ou fiscales, il s en trouve deux que nous relevons, parce quelles touchent à la constitution même de la famille et de la propriété. Aux termes de Tarticle 1 7, le père ne répond pas du délit de son fils émancipé, ni réciproquement, ni le frère pour le frère quand ils ont partagé la succession, à moins qu'ils ne soient com- plices ou participants. Ainsi, la solidarité qui existait primitivement entre tous les membres d*une même famille n*est maintenue qu autant que sub- siste la vie commune dans la même maison , et celui qui est sorti de la communauté pour faire feu et ménage à part ne répond plus que de lui- même et de ses actes personnels. L'article 1 8 porte que la portion héré- ditaire de celui qui meurt sans enfants appartient à sa famille. Porlio herediiaria sine herede decedentis , dit le texte, generacioni saœ debeat re- manere. Gela veut dire apparemment que les parts dont il s'agit seront recueillies , à défaut de descendants , par les collatéraux , sans que ces parts
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puissent être laissées à des étrangers, ni revendiquées par le fiso comme biens vacants et sans maître. La famille les prend, parce que oeat elle qui en est propriétaire et en quelque sorte jure non decrescendL
On ne saurait méconnaître dans ces deux articles ui^e trace de la communauté de famille, de la zadraga, qui existe encore aujourd'hui et dont nous parlerons plus loin. Le législateur ne songe assurément ni à la décrire ni à la définir. Il en parie comme d une coutume ancieane et connue de tous, et pour régler une difficulté portant sur un point par- ticulier. Ce n*en est pas moins une trace précieuse à recueillir.
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Un autre monument de la même époque, mais beaucoup plus original» est le statut de Vinodol.
Le Vinodol était un canton de la Dalmatie situé sur le littoral de TAdriatique, entre Fiume et Zeng. U comprenait plusieiu^ villes ou vil- lages, dont le principal était Novigrad, et formait une seigneurie dépen- dante du royaume de Hongrie. En i ^88, le seigneur et les anciens se réunirent et mirent par écrit les anciennes coutumes du pays. Ce texte a été conservé dans deux copies dont la plus ancienne a été écrite au xv^ siècle. Il a été publié pour la première fois en i8â3, par le professeur Mazuranitch, et le seul commentaire dont il ait fait lobjet a été écrit en russe par le professeur Leontovitch, d'Odessa, en i868. La langue dam laquelle il est rédigé, vieil esclavon mélangé de quelques aK>ts italiens^ est très difficile i comprendre. Il y a même quelques passages dont on n*a pas encore aujourd'hui l'explication. Mais cest, sans contredit^ le plus important monument de législation que nous possédions en ce qui concerne les Slaves du Sud. Peut-être nous saura-t-on gré d*eii donner ici une courte analyse.
La disposition la plus remarquable du statut de Vinodol , celle qui , domine en quelque sorte toutes ies autres , est la disposition relative aux preuves. La règle générale pour les matières crimindlles est celle-ci : La preuve par excellence, ou pltrtôt la seule preuve, est le serment. Ma» qui prêtera serment? Sera-ce l'accusateur ou laccusé? L'accusateur,- s'il a des témoins; sinon , l'accusé. C'est la règle générale chez tous les peuj^ slaves, mais nulle part nous ne l'avons trouvée formulée avec autant de précision.
Celui qui doit prêter serment jure, suivant les cas, lui sixième, lui douzième ou lui vingt-oinqiiième. S'il ne peut trouver des cojureors en nombre requis, il supplée à ce qui manque en prêtant lui-même
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plusieurs fois le même serment. Lorsque le plaignant est une femme et qu'il s agit d'injures, de voies de fait ou de viol, les cojureurs doivent être des femmes.
Les témoins aussi peuvent être des femmes, quand il s agit de délits commis par une femme contre une femme. La femme ne peut servir de témoin à son mari , mais le (ils peut témoigner pour son père , et réci- proquement; les frères et sœurs ie peuvent les uns pour les autres, à une condition toutefois, cest qu'ils fassent ménage à part. Les témoins ne prêtent pas serment, et c'est précisément en quoi ils diffèrent des cojureurs. Le demandeur les présente à la cour et prononce la formule suivante : « Tant que vous êtes el tels que vous êtes, il en est ainsi, s Le défendeur répond : ce Tant que vous êtes et tels que vous êtes, il nen est point ainsi, n On procède alors à f audition des témoins, et les non-com- parants sont forclos. Les témoins sont interrogés parlepristov, ou com- missaire, et ne doivent pas prendre la parole avant d'être interrogés, 89US peine de Ao sous d amende.
Telle est la règle générale. Elle comporte toutefois quelques excqi- tiens. Et d'abord il y a des cas où le demandeur est admis à prêter sè- ment, quoiqu'il n'ait pas de témoins. Par exemple, en cas de mêlée, le plaignant peut prêter serment d'emblée, à condition de jurer lui cinquan* tième. De même lorsqu'il y a des pièces à conviction , ou un corps de délit, comme du sang versé, ces indices tiennent lieu de témoignages et suffisent pour autoriser la prestation de serment. Ils peuvent même servir à compléter l'idonéité des cojureurs lorsque ceux-ci ne sont pas suffisam- ment qualifiés. Les gardes champêtres et certains officiers de police ont aussi le droit de dresser des procès-verbaux, qui font foi jusqu'à preuve oontraire, même en l'absence de témoins. Enfin , lorsqu'il a été crié au secours (pomagaite) , c'est-à-dire en cas de flagrant délit, il suffit que le ji^ignant prête serment , quoiqu'il n'y ait pas de témoins.
Le prévenn est toujours interrogé, mai» on l'avertit qo'îl est libre de répondre ou de ne pas répondre.
Au civil le statut est moins exigeant qu'au criminel. Lorsqu'il s'agit d'ime action intentée en vertu d'un contrat, le demandeur produit ses témoins, et cela suffit pour la preuve, si l'objet de la demande ne vaut pas plus de vingt sous. Au-dessus de ce taux , le demandeur doit en outre prêter serment. Lorsque la demande est justifiée à la fois par des livres de commerce et par des témoins , le serment n'est exigé qu'au-dessus de cinquante livres.
Les délits prévus par le statut sont d'abord le vol, sous toutes ses formes, l'usurpation des biens vacants, les injures e viotencesj contre
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une femme, les coups et blessures, le meurtre, iadultère, Tincendie, et la trahison. La peine ordinaire est lamende , quarante sous pour le vol de jour, cinquante livres pour le vol de nuit, quand il a été crié au se- cours. (La livre valait vingt sous.) Lamende profite en général au sei- gneur, mais il y a des cas où la commune en prend la moitié. D autres fois c'est la partie lésée qui en profite. Ainsi lamende pour avoir dé- coiffé une femme est de cinquante livres, dont quarante-huit poiurla femme. Pour coups et blessures, entre kmétons, famende est de qua- rante sous, outre Tindemnité au blessé et les frais de médecin; pour le guet-apens, cinquante livres, pour le meurtre dun kméton, Tincendie et Iadultère, cent livres. Lamende du meurtre appartient tout entière aux parents de la victime. Si celle-ci est un homme de la suite du prince, cest le prince qui fixe ai^bitrairement le montant de lamende.
Nobles, clercs ou kmétons sont tous égaux devant la loi et subissent les mêmes peines. Ceux qui ne peuvent pas payer Tamende sont mis à mort, à moins quils ne prennent la fuite. Nul ne peut recevoir un banni, lui donner à boire ou à manger ou lui porter secours, à peine de cinquante livres d amende.
Pour le meurtre ou fincendie, Tamende a un caractère particulier en ce que, si le coupable a pris la fuite et na pu être saisi, la moitié de Tamende est supportée par la famille du fugitiJP, c est- à-dire par les col- latéraux.
En certains cas, le statut prononce une peine corporelle. Ainsi, pour Iadultère , la femme coupable qui ne peut payer lamende est marquée , et, si elle recommence, elle subit un châtiment corporel, au gré du sei- gneur. En cas d*incendie, le coupable récidiviste est toujours puni de mort. En cas de trahison, le coupable est livré à la discrétion du sei- gneur, qui en fait sa volonté.
Le droit de légitime défense est reconnu, et comporte une grande extension. Celui qui a été attaqué la nuit à le droit de poursuivre son agresseur et de le tuer s*il le rencontre, sans encourir de ce fait aucune responsabilité.
Une disposition expresse reconnaît aux filles le droit de succéder à leur père comme à leur mère« mais seulement à défaut de fils. Le même droit appartient aux descendants des filles. Le statut ajoute que l'héritier fera dans la maison tout le service que faisaient ses auteurs. C'est évi- demment encore une trace de Tancienne communauté de famille, ou zadraga.
Plusieurs articles sont relatifs au droit ecclésiastique et à la police du cuite. Les popes qui ont une église en ville doivent dire la messe tous
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L'Esclavonie et la Dalmatie étaient, au moyen âge, dans la dépen- dance au moins nominale du royaume de Hongrie. li en était autrement de la Serbie. Au xiv^ sièote, les Serbes étaient prépondérants entre les Slaves du Sud el parvinrent inéme à fonder un empire qui menaça Texis- tence de Tempire grec. Leur puissance fut de courte durée. C'est en 1 346 que leur prince, Etienne Douchan, s était fait couronner empereur à Uskub, et (juarante-trois ans après, en iSSg', la sanglante bataille de Kassovo soumettait la Serbie et la Bosnie au joug des Turcs ^
Fondateur dun vaste empire, Douchan voulut être légi^teur, comme l'avait été Justinien. Il fit rédiger un code dont la {Première partie fîit publiée en lilig (art. i à io4), et la seconde en liSk (art. io5-iao)^.
Nous ne dirons rien des vingt-huit premiers articles. Ils traitent du droit ecclésiastique et sont tirés soit du Nomocanon de I%otius (publié en 883), soit du syntcyma de Blastarès (publié en i335). Ces t le droit canonique de TEglise grecque orthodoxe. Le clergé orthodoxe est exempté de la juridiction séculière, et toute conversion à Thérèsie latine est punie die mort.
Nous parlerons plus longuement de la loi civile. Elle commence par confirmer toutes les chartes portant concession de terres à des nobles. Ces concessions sont déclarées irrévocables et héréditaires, en ce sens qu'elles se transmettront en ligne directe à l'infini, et en ligne collaté- rale au troisième fils du frère. Elles sont affranchies de toute corvée et ne doivent que la dîme à TÉglise et le service militaire au tsar. Elles peuvent comprendre des serfs et des églises. Les premiers ne peuvent être détachés de la terre, à moins qu'ils ne soient affranchis. Quant aux églises, le seigneur en est patron.
' Voir dans le Bulletin de V Académie royale de Belgique, anaée i88/i, un in- téressant mémoire de M. Emile de Borch- grave , membre de TAcadémie. Ce mé- moire est intitulé : L'emperear Etienne Douchan de Serbie, et la péninsule Bal- kanique au XIV* siècle,
* Le texte connu sous le nom de Loi du tsar Douchan a été imprimé pour la première fois à Vienne en 1 79^ i mais sur un manuscrit de date récente. De nouvelles éditions d'après des manus-
crits du XIV* siècle ont été données par SchaTorik (Prague, i85i) et par Nova- kovilch (Belgrade, 1870). Kucharski et Jirecek Tout inséré dans leurs recueils, Kucharski y a joint une traduction en allemand. Une traduction française des io5 premiers articles a paru dans Ami Boue , La Turquie d'Europe,Psœis , 1 84o, t. IV, p. 426. Le travail le plus complet est cehii de M. Zigel , professeur à Var- sovie , Zakonnik Stefana Duchema, 1 vol. in-8*, Saint-Pétersbourg, 1875.
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A la mort d*un noble , son bon cheval et ses armes doivent être don- nés au tsar, mais son habit orné de peries et sa ceinture dorée appar- tiennent au fils, ou, à défaut de fils, à la fille. Celle-ci est libre de vendre ou de conserver ce» objets.
Les injures sont uniformément punies d'une amende deioo perpers*. Celui qui enlève une femme est pendu ou mutilé du nez et des mains. L'article 38 pose en principe la solidarité des membres d'une même famille demeurant ensemble dans la même maison. Le fi'ère répondra pour le frère , le père pour le fils , les parents pour les parents. Ceux qui ont feu à part ne sont pas tenus de payer. C'est la grande règle que nous avons déjà rencontrée dans la charte esclavone comme dans le statut de Vinodol.
Les articles lxo-l\i traitent des citations en justice. En général, la ci* tation doit être donnée le matin pour comparaître à midi. L'homme qui revient du service militaire ne peut être cité avant trois semaines. Si le demandeur qui a fait citer ne comparaît pas , il est donné défaut congé. Les hommes d'une même famille habitant au même feu sont soli- daires pour les corvées comme pour les amendes (art. 67). L'article Sa définit les obligations des paysans. Ils doivent travailler pour leur sei-